Par Lahouari Addi

Abdelaziz Bouteflika est mort deux fois parce qu’il avait théoriquement comme dirigeant deux corps. Le premier est lié aux fonctions officielles qui étaient les siennes. Le deuxième est celui de sa personne privée. Le premier corps est mort le 22 février 2019 et le second est mort le 17 septembre 2021. L’existence de Bouteflika confirme une loi de l’histoire des révolutions: elles profitent aux personnages de troisième et de quatrième rang, jamais à ceux qui les ont déclenchées et portées à bout de bras. A l’age de 19 ans, alors qu’il est lycéen en classe de première, Bouteflika rejoint le FLN à Oujda. Il est remarqué par le colonel Boumédiène, chef de la Wilay 5, et il devient un de ses fidèles compagnons. Il n’a jamais fait partie de l’Etat-Major de la V installé au Maroc, ni de l’Etat-Major Général installé en Tunisie parce que Bouteflika n’a jamais été un responsable militaire. Il avait été cependant chargé de missions administratives. Il les accomplira sous la protection de son chef.

Comme partout ailleurs, et pas seulement en Algérie, les révolutions sont un formidable ascenseur social pour ceux qui élaborent des stratégies et qui posent le pouvoir comme une fin en soi. A l’indépendance, Bouteflika est le plus jeune ministre au monde. On raconte qu’il avait demandé un jour l’âge d’un ministre des affaires étrangères européen, et celui-ci lui aurait répondu qu’il avait son âge en expériences, c’est-à-dire 25 ans. Après les heures de gloire de la diplomatie algérienne dans les années 1970, et après la mort de Boumédiène, Bouteflika a subi une traversée du désert assez longue. Il estimait qu’il était l’héritier légitime de Boumédiène, mais les militaires avaient choisi le colonel Chadli Bendjedid comme chef d’Etat. La chance va cependant lui sourire en 1999 lorsque les chefs militaires font appel à lui pour remplacer le président Zéroual qui venait de démissionner de son poste. Il occupera la fonction de président pendant vingt ans, sans autorité, bien qu’il ait déclaré qu’il ne voulait pas être un quart de président. Durant ces vingt ans, il a été malade pendant 15 ans, et il n’a jamais pensé à démissionner pour raisons de santé. L’Etat était le dernier de ses soucis parce que son obsession pour le pouvoir était au-dessus de l’Algérie. Algérie qu’il a blessée profondément lorsqu’il est parti se soigner dans l’hôpital de l’armée française qui n’a pas laissé de bons souvenirs dans les douars et villages bombardés par l’aviation et l’artillerie. Vingt ans! La durée de temps qu’a mis la Chine pour devenir une puissance économique mondiale entre 1980 et 2000. Entre-temps, l’Algérie faisait du surplace. Quand le pouvoir est une fin en soi, la priorité est le maintien du régime et non le développement.

L’histoire retiendra que sous Bouteflika, l’Algérie a exporté entre 2001 et 20014 pour 1000 milliards de dollars en hydrocarbures. La réserve financière avait atteint les 200 milliards de dollars. Si à l’époque, l’Algérie avait opté pour la création d’un fonds souverain de 500 milliards de dollars, ce fonds souverain aurait rapporté 25 milliards de dollars par an à 5%, ce qui correspond à la moitié du budget de l’Etat. La constitution d’un fonds souverain au début des années 2000 était financièrement possible. Avec un fonds souverain de 1 200 milliards de dollars, la Norvège a engrangé 100 milliards de dollars de revenus pendant les 6 premiers mois de l’année 2021. Bouteflika et son entourage ne pensaient pas à ces perspectives parce que pour eux, les recettes des hydrocarbures sont une ressource politique et non un capital économique à fructifier pour les générations futures. Le dernier mot revient à Machiavel qui avait écrit qu’un homme politique, pour réussir, doit avoir la « fortuna » et la « virtue ». La « fortuna », ce sont les circonstances à travers lesquelles un individu privé devient un homme politique. Les révolutions et les guerres sont des circonstances où des individus anonymes émergent. La guerre de libération a été la « fortuna » pour Bouteflika. Il n’avait cependant pas la « virtue » qui désigne l’ensemble des qualités que doit avoir un chef, notamment la conviction en un idéal et le sens des perspectives historiques. Les habits de chef d’Etat étaient trop grands pour Bouteflika qui confondait politique et jeux de pouvoir. Les historiens seront durs avec lui et ne lui trouveront aucune circonstance atténuante. L’historien Ernst Kantorowicz parlait des deux corps du roi. Celui du roi incarnant la nation, et celui du corps biologique du roi. Durant son règne formel, Bouteflika n’est jamais arrivé à faire corps avec la nation qui l’a chassé du pouvoir un 22 février 2019.

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