Par Matt Kennard

Une vaste campagne du gouvernement britannique a été menée auprès de l’Équateur pour le pousser à livrer l’éditeur de WikiLeaks Julian Assange, révèlent de nouvelles informations de Declassified UK.

Source : Consortium News, Matt Kennard

Traduit les lecteurs Les-Crises

En mars 2018, la Première ministre Theresa May a reçu l’ordre de « passer de la pommade » au président de l’Équateur afin de faire sortir Assange de l’ambassade équatorienne à Londres. Plus tard dans l’année, le gouvernement de May a dépensé 20 000 £ pour faire venir au Royaume-Uni des responsables équatoriens et le ministre de la Défense.

Le ministre britannique des Affaires étrangères a fait publier un article du Daily Mail sur l’éditeur de WikiLeaks quelques jours après son expulsion de l’ambassade. Le même ministre a offert au président de l’Équateur une assiette de la boutique du palais de Buckingham pour le remercier de lui avoir remis Assange. Le conseiller à la Sécurité nationale Richard Moore, aujourd’hui à la tête du MI6, était en Équateur deux semaines avant l’expulsion d’Assange de l’ambassade.

Le gouvernement britannique a payé 8 330 £ en novembre 2018 pour faire venir le ministre équatorien de la Défense, Oswaldo Jarrín, en Grande-Bretagne, deux mois avant la saisie prévue de Julian Assange à l’ambassade d’Équateur à Londres, a-t-on appris.

Il est inhabituel que les voyages des ministres des Affaires étrangères au Royaume-Uni soient payés par le gouvernement britannique, et la visite d’une semaine a eu lieu après que la Première ministre Theresa May ait reçu l’ordre de « passer de la pommade » au président équatorien, Lenín Moreno, afin d’obtenir l’expulsion d’Assange de l’ambassade.

Les nouvelles informations proviennent de documents du ministère britannique des Affaires étrangères communiqués à Declassified, ainsi que des journaux intimes récemment publiés de l’ancien ministre des Affaires étrangères, Sir Alan Duncan, qui a joué un rôle clé dans les négociations concernant Assange.

Les documents notent que « l’objectif principal » de la visite en novembre 2018 était la « participation » de Jarrín à un exercice national annuel de lutte contre le terrorisme, répétition de la réponse du gouvernement à une attaque terroriste majeure.

L’exercice est organisé par le Bureau de la sécurité et de la lutte contre le terrorisme, qui fait partie du ministère de l’Intérieur et qui « supervise le service de sécurité [MI5] et les opérations antiterroristes de la police au Royaume-Uni. »

La raison pour laquelle le ministre de la Défense de l’Équateur a été choisi pour participer à un exercice de lutte contre le terrorisme n’est pas claire, car la nation sud-américaine n’est pas une cible des groupes terroristes.

Les documents indiquent que « l’une des principales réunions » a eu lieu avec le ministre des Forces armées de l’époque, Mark Lancaster, après quoi le ministère de la Défense a indiqué que les deux pays « renforçaient leurs liens. »

Jarrín a également visité la « cellule de crise » du bureau des Affaires étrangères et a rencontré le directeur de UK Export Finance, Louis Taylor.

Un partenaire de choix

British Armed Forces Minister Mark Lancaster (left) meets Ecuador’s Defence Minister, Oswaldo Jarrin, in the UK, 7 November 2018. (UK Ministry of Defence / Twitter)

Le ministre britannique des Forces armées Mark Lancaster (à gauche) rencontre le ministre équatorien de la Défense, Oswaldo Jarrin, au Royaume-Uni, le 7 novembre 2018. (Ministère britannique de la Défense / Twitter)

Deux mois avant la visite de Jarrín, en septembre 2018, le gouvernement britannique avait dépensé 12 806 £ supplémentaires pour faciliter une visite de trois jours de responsables équatoriens concernés par la lutte contre la corruption et le blanchiment d’argent dans le pays.

L’évaluation du voyage a noté qu’il a aidé le gouvernement britannique à « établir des relations solides et que le Royaume-Uni a ensuite été félicité en tant que partenaire de choix du président de la République [Lenín Moreno]. »

Une porte-parole du bureau des Affaires étrangères a déclaré à Declassified : « Le bureau des Affaires étrangères organise régulièrement des réunions avec des ministres et des fonctionnaires d’autres pays pour encourager un engagement plus étroit avec nos partenaires internationaux et aider à atteindre nos objectifs de politique étrangère. »

Elle a ajouté : « Dans le cadre de ce travail, certains des coûts de ces visites sont occasionnellement couverts par le ministère ou par les postes. Ces demandes sont soigneusement examinées au cas par cas, et uniquement lorsque les ressources sont disponibles. »

Des responsables de la sécurité britannique se sont également rendus en Équateur dans la période précédant la sortie d’Assange de l’ambassade, selon des documents gouvernementaux.

En juillet 2018, Philip Barton, alors directeur général de la Sécurité au bureau des Affaires étrangères, s’est rendu en Équateur pour des « réunions bilatérales à court terme » avec son ministre des Affaires étrangères. Une semaine après son retour, il s’est rendu à Cheltenham pour des « réunions au GCHQ » la plus grande agence de renseignement du Royaume-Uni, révèlent les carnets de voyage du gouvernement.

Puis, deux semaines avant qu’Assange ne soit expulsé de l’ambassade, le 27 mars 2019, le conseiller adjoint à la Sécurité nationale pour le renseignement de l’époque, Richard Moore, a dépensé 4 469 £ pour un vol en classe affaires vers l’Équateur, indiquent les journaux.

Moore a été nommé chef du MI6, l’agence de renseignement extérieur de la Grande-Bretagne, un peu plus d’un an plus tard. Il dirige désormais le bureau des Affaires étrangères.

Expulsion retardée

Les deux voyages financés par la Grande-Bretagne pour des responsables équatoriens ont eu lieu alors que le gouvernement redoublait d’efforts pour que l’Équateur annule l’asile qu’il avait accordé à Assange en 2012 pour lui permettre d’éviter d’être persécuté par le gouvernement américain.

Jusqu’à présent, la nature de ces négociations est restée essentiellement secrète, et les demandes de liberté d’information concernant l’affaire Assange et le rôle des ministres britanniques sont régulièrement bloquées.

Mais les agendas de Sir Alan Duncan, qui a dirigé les négociations sur Assange en tant que ministre britannique pour les Amériques, font la lumière sur la pression exercée par la Grande-Bretagne sur l’Équateur après l’arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement de Lenín Moreno en mai 2017.

Moreno a rapidement défait la plupart des politiques de son prédécesseur de gauche Rafael Correa et s’est aligné sur les États-Unis, signant des accords avec le Fonds monétaire international et rendant évident son agacement face au maintien de l’asile d’Assange à l’ambassade du pays à Londres.

En 2016, Duncan avait rencontré le ministre des Affaires étrangères de Correa, Guillaume Long, qui était toujours déterminé à faire respecter le droit d’asile d’Assange. Un Duncan exaspéré a déploré dans ses carnets que Long « défend les supposés droits de l’homme de Julian Assange. »

Mais en mars 2018, avec l’administration Moreno en place, Duncan était plus optimiste et a eu un entretien en tête-à-tête avec la Première ministre Theresa May où il l’a « mise au courant au sujet de l’Équateur et d’Assange. Elle pourrait vouloir passer de la pommade au président Moreno » a-t-il écrit.

Deux semaines plus tard, il ajoute : « Je pense que j’ai presque réussi à obtenir de l’Équateur qu’il fasse sortir Julian Assange de son ambassade de Londres. Cela a pris des mois de négociations délicates, mais on y est presque… »

Six mois plus tard, en septembre 2018, Duncan a eu un appel avec le nouveau ministre des Affaires étrangères de l’Équateur, José Valencia. « Nous voulons tous deux qu’Assange quitte l’ambassade, écrit-il, mais le gouvernement équatorien ne veut pas encore tout à fait franchir la dernière étape nécessaire par crainte de la réaction intérieure. »

En arrière-plan, des négociations avaient manifestement lieu, qui ne sont pas mentionnées dans les carnets de Duncan. En octobre 2018, Duncan note : « Le dossier Assange progresse. Nos canaux vers l’Équateur ouvrent la voie à une solution. »

Puis, le 8 janvier 2019, Duncan a écrit : « De manière ennuyeuse, la sortie forcée d’Assange de l’ambassade d’Équateur a été retardée. Les avocats du gouvernement équatorien disent maintenant que cela nécessite un décret présidentiel qui prendra au moins une semaine ou deux. »

Plus tard dans la journée, Duncan s’est rendu à la Chambre des communes pour rencontrer le nouvel ambassadeur équatorien, Jaime Marchán-Romero. « Sa mission principale est de faire sortir Assange de l’ambassade – cela fait six ans – et bien qu’il l’ait prévu pour demain, comme je viens de l’apprendre, cela va prendre plus de temps. C’est un peu frustrant, mais nous y arriverons » écrit Duncan.

Après cette réunion, il a informé le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Jeremy Hunt, de la situation.

Une opération Pélican

[L’Opération Pélican est une opération militaire française d’évacuation humanitaire de ressortissants effectuée en mai et en juin 1997 en République du Congo. Elle concerne d’abord des ressortissants de Kinshasa à la fin de la première guerre du Congo, puis de Brazzaville au début de la guerre civile du Congo-Brazzaville, il convient ici de noter la rouerie et le mépris, NdT].

L’ex-Première ministre Theresa May assise entre le Père de la Maison Ken Clarke (g) et l’ancien ministre d’État Sir Alan Duncan (d). (©UK Parliament/Jessica Taylor/ Stephen Pike/Flickr) creativecommons.org/licenses/by/3.0/

L’agacement de Duncan face au retard de l’Équateur dans l’expulsion d’Assange s’est accru le mois suivant, lorsqu’il a écrit : « Réunion interne sur l’Équateur, qui n’a rien dit sur l’expulsion d’Assange de l’ambassade, alors qu’il avait dit que cela allait se produire le 9 janvier. »

Il ajoute : « Il semble que leur ministre des Affaires étrangères ait dit que cela se produirait sans le dire explicitement au président. Assange n’est pas stable mentalement ; il a déféqué dans des poubelles… C’est une situation dégoûtante. J’insiste pour que nous établissions une trace écrite claire de nos demandes constantes d’expulsion. »

Peu après, il note que l’ambassadeur d’Équateur « est déterminé à faire sortir Assange de son ambassade, mais le président Moreno a besoin d’un dernier coup de pouce pour être persuadé d’appuyer le projet. »

Après une autre rencontre avec l’ambassadeur, quinze jours plus tard, Duncan note : « Nous sommes très près d’obtenir qu’Assange soit expulsé de l’ambassade. »

Le 11 avril 2019, le jour où Assange a finalement été saisi par la police britannique, il écrit : « Soudain, la partie est lancée : on me dit qu’Assange va sortir de l’ambassade [d’Équateur] aujourd’hui. Je laisse donc tout tomber et me dirige vers la salle des opérations au sommet du bureau des Affaires étrangères. L’opération Pélican est lancée, avec l’aide d’un fonctionnaire portant une cravate à motif de pélican. »

Dans la salle des opérations, Duncan a regardé une émission en direct lorsque, à 10 heures, des policiers en civil sont entrés dans l’ambassade.

« Nous nous attendions à ce qu’Assange sorte très rapidement après leur arrivée, mais des messages envoyés à la salle des opérations ont révélé qu’il avait causé une certaine agitation et qu’il criait et braillait en s’approchant du bureau de l’ambassadeur, et qu’il avait été maîtrisé de force. »

Il poursuit : « Puis, avec une précision militaire, six policiers ont défilé pour s’aligner de chaque côté des marches de l’entrée, afin de former un corridor de protection par lequel Assange a été emmené vers 10h20. »

Duncan conclut : « Le travail est enfin terminé, et nous prenons une photo commémorative de l’équipe Pélican. Il a fallu de nombreux mois de patientes négociations diplomatiques, et finalement, tout s’est déroulé sans accroc. Je fais des millions d’interviews, en essayant de ne pas afficher un sourire en coin. »

Et ensuite

Assange arrêté et expulsé de l’ambassade d’Équateur, le 11 avril 2019. (Ruptly)

Deux jours après l’expulsion d’Assange, le 13 avril, Duncan a noté qu’il « avait mis [le journaliste du Daily Mail] Simon Walters en contact avec l’ambassadeur Marchán, donnant ainsi au Daily Mail son scoop sur le taudis « fétide » d’Assange. Les photos de ses conditions de vie étaient plus que répugnantes. »

Ce jour-là, le Daily Mail a publié un article à charge avec des photos de l’intérieur de l’ambassade et des photos apparemment compromettantes d’assiettes non lavées dans la cuisine. Le sous-titre indiquait : « Révélée, l’horreur sordide qui a poussé l’ambassade à le mettre dehors. »

L’article prétend qu’Assange « a laissé des caleçons souillés dans les toilettes dans un accès de rage » mais ne fournit aucune preuve. Les allégations de Duncan selon lesquelles Assange aurait déféqué dans des poubelles deux mois auparavant n’étaient pas incluses dans l’article.

Dix jours plus tard, Duncan a rencontré Hugo Shorter, chef de la division des Amériques du bureau des Affaires étrangères. « Nous sommes tous deux encore en train de nous réjouir de la libération réussie de Julian Assange » a-t-il noté.

Puis, à la mi-juin 2019, alors qu’Assange est incarcéré depuis deux mois dans la prison de haute sécurité de Belmarsh, Duncan organise une fête. « Un petit verre dans mon bureau pour toute l’équipe de l’opération Pélican, ceux qui ont travaillé au retrait de Julian Assange de l’ambassade d’Équateur » a-t-il écrit.

« Je leur ai donné à chacun une photo signée que nous avons prise dans la salle des opérations le jour même, avec une légende disant : L’équipe spéciale Brexit de Julian Assange le 11 avril 2019. »

Plus tard dans le mois, Duncan a effectué un voyage officiel à Quito, la capitale de l’Équateur, pour des « réunions bilatérales » avec le président Moreno, selon des documents gouvernementaux. L’agenda de Duncan est vide pour ces jours où il était en Équateur.

Mais la dernière référence à Assange dans ses agendas intervient deux semaines plus tard, le 15 juillet 2019, lorsqu’il se trouve à nouveau en Équateur pour une autre réunion avec le président Moreno.

« Lui rendre visite pour le remercier est une conclusion essentielle à l’épisode Assange, et il respire la bonne volonté et la chaleur. Il aime le Royaume-Uni, et je lui ai donné une belle assiette en porcelaine de la boutique du palais de Buckingham. Travail accompli » a-t-il écrit.

D’autres responsables britanniques ont également renoué avec l’Équateur après la fin de l’opération Pélican. En mai 2019, le mois suivant l’expulsion d’Assange par l’Équateur, le ministre du Commerce George Hollingbery s’est rendu à Quito pour signer l’accord commercial entre le Royaume-Uni et les pays andins, selon des documents du gouvernement britannique.

Matt Kennard est responsable des enquêtes chez Declassified UK, une organisation de journalisme d’investigation qui couvre le rôle du Royaume-Uni dans le monde. Suivez Declassified sur Twitter, Facebook et YouTube. Inscrivez-vous pour recevoir la newsletter mensuelle de Declassified ici. Vous pouvez devenir membre et supporter de Declassified en vous rendant ici.

Source : Consortium News, Matt Kennard, 28-04-2021

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