Par Annie Lacroix-Riz

Professeure d’Histoire contemporaine à l’université Paris VII-Denis Diderot, Annie Lacroix-Riz a écrit plusieurs livres sur les deux guerres mondiales et les dominations politiques et économiques. Elle a un oeil avisé sur la situation en Ukraine au regard de l’histoire des impérialismes du début du 20ème siècle et de leur continuation. Ce qui nous est raconté trop souvent dans les médias ne nous permet pas de comprendre le conflit et donc, de chercher une solution pour la paix. Dans cet entretien, elle propose un coup d’oeil dans le rétroviseur utile pour la compréhension des événements et de l’histoire récente de la région.

Dans les médias, on a l’impression que la guerre d’Ukraine est tombée de nulle part. Que pouvez-vous nous dire sur son contexte historique?

Tout d’abord, les éléments historiques sont à peu près absents de ce qu’il est difficile de qualifier d’« analyse » de la situation. Or, il y a deux aspects importants à prendre en compte dans les événements actuels. Tout d’abord, il y a une situation générale, à savoir une agression de l’OTAN contre la Russie. Ensuite, il y a une espèce d’obsession contre la Russie – et même contre la Chine. Cette obsession ne date pas d’hier et permet ainsi de relativiser la frénésie anti-Poutine actuelle. L’essentiel de la présumée « l’analyse occidentale », c’est que Poutine est un fou paranoïaque et (ou) un nouvel Hitler. Mais la haine contre la Russie et le fait de ne pas supporter que la Russie ait un rôle mondial remontent aussi loin que l’impérialisme étasunien.

Comment expliquez-vous cette obsession?

C’est une obsession caractéristique d’un impérialisme dominant qui a été hégémonique pendant la quasi-totalité du 20e siècle. Cet impérialisme ne veut pas perdre son hégémonie, qu’il est pourtant en train de perdre. En effet, aujourd’hui, nous ne sommes plus dans la même conjoncture que dans les années 1950 où les États-Unis représentaient 50 % de la production mondiale. La Chine se rapproche du premier rang mondial des producteurs et ça ne plaît pas aux États-Unis. Nous sommes parvenus ces dernières années à un moment particulièrement aigu dans l’affrontement, marqué par une série d’agressions ahurissantes.
La Russie est également visée. Nous avons l’impression qu’il y aurait une sorte de rancune contre les bolcheviks, mais il faut savoir que cette russophobie de l’impérialisme étasunien a commencé à l’ère tsariste et qu’elle s’est poursuivie après, y compris après la dissolution de l’Union soviétique. Les engagements pris par les États-Unis de ne pas avancer militairement dans la zone ex-soviétique ont ainsi été tous violés. De 1991 à février 2022, nous sommes donc arrivés à un moment où la perspective pour la Russie de voir l’Otan à ses portes et l’Ukraine nucléarisée est devenue une réalité immédiate.

Quelle est la place de l’Ukraine dans les affrontements entre puissances impérialistes?

L’Ukraine est indissociable de l’histoire de la Russie depuis le haut Moyen-Âge. La Russie avec toutes ses richesses naturelles est une caverne d’Ali Baba et l’Ukraine a été son plus beau joyau : c’est une source tout à fait extraordinaire de charbon, de fer et de tant d’autres ressources minérales, et un formidable grenier à blé et autres céréales. Ce qui a attiré les convoitises depuis longtemps.
Pour nous en tenir à la période impérialiste (depuis les années 1880), nous pouvons dire que c’est l’Allemagne qui s’est dans un premier temps intéressée à l’Ukraine. Avant la guerre de 1914, le Reich allemand avait décidé, pour contrôler l’empire russe, de s’assurer la maîtrise de ses « marches » les plus développées, l’Ukraine et les États baltes. Pendant le conflit, l’Allemagne a fait de ces États et de l’Ukraine un véritable fief militaire, la base de son assaut contre l’empire russe. Durant la Première Guerre mondiale, si l’Allemagne a échoué sur le front occidental dès 1917, on ne peut pas en dire autant du front oriental, qu’elle a dominé jusqu’à sa défaite. Et, alors même que, depuis janvier 1918, la Russie fraîchement soviétique subissait l’agression supplémentaire de toutes les autres puissances impérialistes (14 pays l’ont envahie sans déclaration de guerre), Berlin a réussi à lui a imposer, en mars 1918, le traité de Brest-Litovsk, qui lui confisquait l’Ukraine. La défaite de l’Allemagne à la fin de la Première Guerre mondiale ne la lui a pas rendue, vu la guerre menée sur son sol par les « Alliés », appuyés sur tous les éléments anti-bolcheviks, russes et ukrainiens.

L’Ukraine a alors connu une courte indépendance…

De 1918 à 1920, il y a en effet eu une courte période d’« indépendance » folklorique, sur fond d’agression des armées blanches (pogromistes) de Denikine, et du pogromiste Petlioura, officiellement « indépendantiste » et allié à la Pologne (qui lorgnait toute l’Ukraine occidentale). L’Ukraine demeurait alors la cible du Reich, qui y avait pris la succession de l’empire autrichien, puis « austro-hongrois » des Habsbourg, possesseurs de la Galicie orientale, à l’Ouest de l’Ukraine, depuis les partages de la Pologne. Cette tutelle germanique a offert une base précieuse d’affaiblissement de la Russie et du slavisme orthodoxe, depuis l’époque des Habsbourg, avec pour instrument majeur l’uniatisme, dirigé par le Vatican.

Quel rôle jouait le Vatican?

L’uniatisme catholique, support idéologique de la conquête germanique, avait séduit une partie des populations de l’Ouest ukrainien, grâce à son apparence formelle très proche de l’orthodoxie. Cet instrument de la conquête autrichienne a été pris en main par l’Allemagne à l’ère impérialiste : le Vatican, comprenant qu’il ne pouvait plus compter sur l’empire catholique moribond, s’est définitivement assujetti au puissant Reich protestant au début du 20e siècle, y compris en Ukraine.
Dans l’entre-deux-guerres, l’Ukraine a donc tenu un rôle décisif au sein de l’alliance entre l’Allemagne et le Vatican, que Berlin a chargé de l’espionnage militaire, via les clercs uniates. Nous pouvons observer comment s’est organisée alors la tentative de conquête de l’Ukraine, consacrée par la signature du Concordat du Reich de juillet 1933. Un de ses deux articles secrets stipulait que l’Allemagne et le Vatican seraient alliés dans la prise de possession de l’Ukraine, qui était un des principaux buts de la guerre de l’Allemagne, tant durant la Première Guerre mondiale que durant la Deuxième. L’assaut militaire, l’occupation et l’exploitation économique seraient dévolus à l’Allemagne, la « rechristianisation » catholique au Vatican.

Les États-Unis étaient également intéressés…

L’Ukraine est un enjeu majeur en elle-même, mais c’est aussi la voie d’accès vers le Caucase, très riche en pétrole. Les États-Unis se sont associés à l’impérialisme allemand pour pénétrer en Russie et notamment en Ukraine après la fin de la Première Guerre mondiale. En 1930, tous les impérialismes rêvaient de se goinfrer de la riche Ukraine. Dans mon livre Aux origines du carcan européen, j’ai montré comment Roman Dmovski, homme politique polonais d’extrême droite, avait parfaitement analysé, en 1930, « la question ukrainienne ». Il écrivait que les grands impérialismes voulaient tous manger l’Ukraine avec, au sommet, les deux les plus fébrilement attelés à la tâche : l’allemand et l’étasunien. Il disait aussi que si on arrachait l’Ukraine à la Russie, on ferait d’elle un pays purement « consommateur », obligé d’acheter ses produits industriels ailleurs. Elle ne pourrait jamais supporter une pareille perte, ajoutait-il.

Ça n’a pas fonctionné, l’Ukraine est restée au sein de l’Union soviétique. Mais il y avait tout de même un nationalisme ukrainien, non?

Le nationalisme ukrainien a d’abord été allemand puis étasunien (ou plutôt les deux), parce qu’il n’avait aucune capacité réelle d’indépendance : le Reich le finançait avant 1914, et n’a jamais cessé depuis. En fait, ces gens qui clamaient vouloir l’Ukraine « indépendante » (Bandera plus que certains des siens, qui ne faisaient même pas semblant de la réclamer « immédiatement ») appartenaient tous à l’uniatisme qui dans l’entre-deux-guerres, et pendant toute la Deuxième Guerre mondiale, s’est confondu avec le nazisme.
Difficile de ne pas faire le lien avec ces mouvements que l’on trouve aujourd’hui : le bataillon Azov, Pravy Sektor, etc., sont les héritiers directs et revendiqués du mouvement autonomiste ukrainien de l’entre-deux-guerres, qui a vu la création, dès 1929, du mouvement bandériste. Appelé « Organisation des Ukrainiens nationalistes » (OUN), il a été entièrement financé par le Reich de Weimar puis d’Hitler (après que « l’autonomisme » eut été subventionné par le Reich wilhelminien).

Comment ce mouvement s’est-il développé?

Le mouvement de Stepan Bandera, désormais « héros national » officiel de l’Ukraine étatique, et auquel le bataillon Azov et autres groupements pronazis rendent constamment hommage, s’est déployé à partir de 1929 dans l’Ukraine polonaise et dans l’Ukraine slovaque. Il n’était pas présent dans Ukraine soviétique et orthodoxe. Les « banderistes », comme les autres courants du « nationalisme ukrainien », étaient antijuifs, antirusses, et aussi violemment anti-polonais. Il s’attaquaient aussi radicalement aux Ukrainiens non-autonomistes et aux Ukrainiens qui étaient restés proches de la Russie.

Ces bandes d’auxiliaires de police des Allemands, dès 1939 en Pologne occupée, puis à partir du 22 juin 1941, dans l’URSS occupée, ont formé une « armée [dite] d’insurrection’ », l’UPA. Ces 150 à 200 000 criminels de guerre ont massacré sans distinction des centaines de milliers de leurs « ennemis » : les juifs, les Ukrainiens fidèles au régime soviétique, les Russes et les Polonais, qu’ils haïssaient autant que les autres. Pour ne prendre que l’exemple des Polonais, entre 70 000 et 100 000 civils ont été tués par les milices banderistes durant la guerre. L’argument de propagande en vogue selon lequel l’État polonais a accueilli chaleureusement les Ukrainiens « voisins », sentimentalement si proches, est, à la lumière de cette longue histoire criminelle (commencée avant-guerre), grotesque.
En 1944, lorsque l’Union soviétique a repris le contrôle de l’ensemble de l’Ukraine, Lvov comprise (en juillet), 120 000 de ces criminels de guerre ont fui en Allemagne. Les États-Unis les ont utilisés à leur arrivée au printemps 1945.
Un ouvrage sur la question, accessible en ligne en anglais, Hitlers Shadow, a été publié par deux historiens étatsuniens. Il est d’autant plus intéressant que ses deux auteurs sont des historiens agréés par le département d’État, avec lequel ils travaillent officiellement sur l’histoire de l’extermination des juifs : Richard Breitman et Norman J.W. Goda. Ils ont montré comment les Américains, dès leur arrivée en Allemagne à partir du printemps 1945, avaient récupéré tous les criminels de guerre, allemands ou non. Une partie des banderistes est restée en Allemagne, dans les zones occidentales, essentiellement en zone américaine, avec un gros regroupement à Munich. Une autre a été accueillie à bras ouverts aux États-Unis, via la CIA, au mépris des lois sur l’immigration, et une autre encore est restée en Ukraine occidentale.

Ce dernier groupe, fort de plusieurs dizaines de milliers d’hommes, a mené une guerre inexpiable contre l’Union soviétique : entre l’été 1944 et le début des années 1950, il a assassiné 35 000 fonctionnaires civils et militaires, avec un soutien financier allemand et américain, particulièrement marqué depuis 1947-1948. Un excellent historien germano-polonais qui a eu des gros soucis de censure depuis la « révolution orange » de 2004, Grzegorz Rossolinski-Liebe, a démontré que le banderisme demeurait aujourd’hui un vivier pronazi inextinguible : les nombreux héritiers de Bandera vouent une haine égale aux Polonais, aux Russes, aux juifs et aux Ukrainiens qui ne sont pas fascistes. Inutile de préciser que ce chercheur a eu de gros soucis de censure depuis la « révolution orange » de 2004, et plus encore à l’ère Maidan, d’autant plus que sa thèse étudiait comment, depuis 1943, les banderistes s’étaient fabriqué une légende de « résistance aux nazis » autant qu’aux rouges et aux juifs. Légende bien utile pour figurer dans le palmarès des groupements « démocratiques » soutenus par Washington.

Quelles ont été les conséquences de cette collusion?

Parmi les criminels de guerre chaleureusement accueillis aux États-Unis, les intellectuels ont beaucoup compté. Ils ont été recrutés en quantité, depuis 1948, par les universités américaines, celles de l’Ivy League en tête, dont Harvard et Columbia. Dans les « centres de recherche sur la Russie », qui ont proliféré depuis 1946-1947, ils ont participé, avec leurs collègues américains prestigieux, parce que bien-pensants, à une guerre idéologique frénétique contre la Russie. C’est notamment dans ce cadre qu’a été diffusée la légende de « l’Holodomor », dont les péripéties scandent depuis lors les étapes décisives de la conquête de l’Ukraine. Cette « recherche » et cet « enseignement », déployés depuis plus de 70 ans, et répandus en masse, grands médias aidant, au fil des décennies dans l’Europe américaine, ont littéralement « pourri » les connaissances « occidentales » sur l’histoire de l’Ukraine (et, plus largement, sur celle de l’URSS).

Les soutiens politiques de l’Euromaidan, avatar de ces innombrables « révolutions orange » des vingt dernières années, ont formé l’épine dorsale de 2014, passant alliance avec des oligarques qui avaient depuis 1991 accaparé toutes les richesses de l’Ukraine. Précisons que ce type de pillage n’est pas propre à la Russie de Poutine, on l’observe dans la quasi-totalité des pays issus de l’Union soviétique. En Ukraine, les oligarques se sont appuyés sur ces éléments héritiers du banderisme. L’État ukrainien de Porochenko et de ses successeurs depuis 2014 s’appuie ouvertement sur ces mouvements nazis que les États-Unis ont chauffés en leur sein, sans répit depuis 1944-1945.

Les États-Unis avaient en effet comme programme explicite, codifié en juin 1948 dans le cadre de la CIA, de liquider purement et simplement, non seulement la zone d’influence soviétique mais l’État soviétique même. C’est sous administration démocrate que s’est mise en place la politique de refoulement ou « roll back » visant à écraser le communisme partout où il était installé (et de l’empêcher de s’installer en tout lieu de la zone d’influence américaine). Comme toute une série de travaux historiques l’ont démontré, y compris des travaux de chercheurs américains très liés à l’appareil d’État et très antisoviétiques, ce programme a été définitivement mis en œuvre avec la CIA dès sa naissance, en juillet 1947.

Nous pouvons en saisir toute l’ampleur à travers le texte de février 1952 d’Armand Bérard, diplomate français en poste à Bonn, que je cite in extenso dans Aux origines du Carcan européen. Bérard prophétisait que la Russie, si affaiblie par la guerre allemande d’attrition conduite contre elle de 1941 à 1945 (27 à 30 millions de mort, l’URSS d’Europe dévastée) allait capituler sous les coups de boutoir des États-Unis et de l’Allemagne d’Adenauer, officiellement pardonnée pour ses crimes et réarmée jusqu’aux dents : Moscou finirait par céder toute l’Europe centrale et orientale qui constituait sa « zone d’influence » et qui avait fait l’objet, « les changements fondamentaux, de nature en particulier démocratique, qui, depuis 1940, sont intervenus dans l’Est de l’Europe. »  ce sont les mots mêmes de ce diplomate pourtant fort « occidental ». Et la date de 1940 se réfère à la soviétisation d’alors des États baltes et d’une partie de la Roumanie et de la Pologne, tous plus fascistes les uns que les autres.

Il a tout de même fallu attendre quelques années.

Après 1945, ce genre de projet exigeait du temps, le gouvernement soviétique étant moins antipathique à son peuple et aux peuples alentour que l’histoire de propagande « occidentale » ne le clame. Mais il a été mené avec une continuité remarquable et des moyens financiers énormes. Toute la population était visée, mais une attention particulière fut accordée aux élites étatiques et intellectuelles du pays qu’il importait prioritairement de détacher de l’État soviétique. L’effort s’est considérablement accéléré après la victoire étasunienne de 1989, et avec une efficacité accrue, alors que la Russie connaissait une décennie de décrépitude complète. Il faut rappeler que sous Eltsine, les puissances étrangères, États-Unis au premier chef, y ont fait la loi, l’économie vendue à l’encan s’est effondrée, la population a baissé de 0,5% par an (de façon dramatique en Sibérie et en Extrême-Orient), et l’espérance de vie de la population russe avait en 1994 drastiquement chuté (de près de dix ans pour les hommes).

Pendant ces années, le travail de termite germano-américain que Breitman et Goda ont décrit pour les années 1945-1990 (car les Allemands y ont été étroitement associés) s’est évidemment intensifié. Certes, le National Endowment for Democracy (NED), cher à Patricia Nuland, éminence des administrations de Bush puis de tous ses successeurs démocrates, Biden inclus, vient d’effacer de son site ses dossiers du financement, jusqu’alors publics, au moins en partie, de la sécession de l’Ukraine, puis de son insertion dans l’appareil d’agression contre la Russie. Mais le site du département d’État n’a pas censuré l’aveu du 13 décembre 2013 de la sous-secrétaire d’État Nuland, dame des bonnes œuvres de Maidan, si présente à Kiev en février 2014, devant le Congrès : elle y a fièrement déclaré que depuis la chute de l’URSS (1991), « les États-Unis » avaient « investi plus de 5 milliards de dollars pour assister l’Ukraine ». Il s’agissait, certes, d’assurer la mainmise définitive sur le pactole ukrainien, agricole et industriel, objectif final de cette longue croisade. Mais aussi de faire entrer ce pays dans l’Otan, dont sont déjà membres presque tous les pays de l’ancienne zone d’influence soviétique et plusieurs des anciennes républiques soviétiques. L’aveu en a été fait depuis de nombreuses années. Il a été clairement réaffirmé par la « la charte de partenariat stratégique États-Unis–Ukraine signée le 10 novembre 2021 par le secrétaire d’État américain Antony Blinken et le ministre ukrainien des affaires étrangères Dmytro Kuleba » : c’est la formulation qu’affiche fièrement le Parlement européen de Strasbourg dans sa « Résolution du 16 décembre 2021 sur la situation à la frontière ukrainienne et dans les territoires de l’Ukraine occupés par la Russie ».

Désormais, il convenait de mettre au plus tôt Moscou à 5 minutes des bombes atomiques entreposées depuis les origines du Pacte atlantique (parfois depuis le début des années 1950) dans les pays membres de l’OTAN. C’était exacerber le contentieux des misères infligées par l’Ukraine de Maidan aux populations du Donbass, en violation caractérisée des accords de Minsk. Sur ces misères et sur cette violation d’accords dont Paris et Berlin se sont portés « garants », la propagande occidentale a été muette de 2014 à février 2022.
La conjoncture historique longue et les développements intervenus depuis 1989, sérieusement aggravés depuis 2014, ont acculé la Russie. Tous les observateurs raisonnables exposent qu’elle a déclenché la guerre contre l’Ukraine, le 24 février 2022, poussée dans ses derniers retranchements. Cette étape rappelle celle que l’Union soviétique a franchie fin 1939.

Que voulez-vous dire par là ?

C’est un élément essentiel. À la fin de l’année 1939, l’Union soviétique a sincèrement tenté de négocier avec la Finlande, présentée par les archives historiques et militaires comme une pure et simple alliée de l’Allemagne nazie. Celle-ci y avait installé depuis 1935 une série d’aérodromes militaires, bases d’attaque de l’URSS de fait cédées à l’Allemagne, et qui ont effectivement servi pendant la guerre à l’agression allemande contre l’URSS. Moscou a discuté en vain pendant des semaines avec la Finlande naguère sise dans l’empire russe, mais devenue en 1918-1919 un pays-clé du « cordon sanitaire » antibolchevique. Les Soviétiques lui demandaient d’échanger une partie de son territoire pour créer une zone tampon de défense solide autour de Leningrad contre un territoire (soviétique) plus vaste. Les discussions ont échoué, sur la pression de l’Allemagne et de l’ensemble des pays « démocratiques » qui, comme le déclara alors un diplomate fasciste italien, rêvaient d’« une Sainte Alliance » générale contre les Soviets.

L’URSS a envahi la Finlande le 30 novembre 1939. Elle a dû affronter une propagande du type de celle actuellement diffusée et des sanctions (dont une éviction de la Société des Nations, acquise à l’unanimité le 14 décembre suivant). Il n’était question que du monstre soviétique contre la pauvre petite Finlande, et le Vatican du pronazi Pie XII fut aussi chaviré que l’actuel pape sur « les fleuves de sang » ukrainiens. La « guerre d’hiver », dans un pays-clé du « cordon sanitaire » où la population avait été « chauffée » à blanc contre le communisme et l’URSS depuis plus de vingt ans, a été terrible.

Péniblement, l’Armée rouge a finalement vaincu la Finlande. Et le 12 mars 1940, l’accord passé a donné à Helsinki ce que Moscou avait déjà proposé en 1939, ni plus ni moins, et a incontestablement protégé Leningrad de l’invasion. Il est significatif que la campagne actuelle de propagande voue aux gémonies la longue période de neutralité que la Finlande d’après-guerre a observée, après que la Finlande pronazie eut, comme prévu, passé la guerre aux côtés de l’Allemagne

Cela vous rappelle donc la situation actuelle en Ukraine?

Oui, si on s’en tient aux faits historiques et qu’on ne se limite pas à affirmer que nous sommes face à un monstre fou. Je lis aujourd’hui dans des pétitions ou des journaux de référence que « Poutine », met à feu et à sang une Europe jusqu’alors calme et tranquille. Mais on n’a pas entendu ces intellectuels massivement recrutés par la grande presse et déchaînés contre le « nouvel Hitler » protester et manifester contre les centaines de milliers de morts des bombardements américains et « européens » en Irak, en Libye, en Afghanistan, en Syrie. Les mêmes qui maudissent « Poutine » ont trouvé excellents les 78 jours de bombardements contre Belgrade et le « nouvel Hitler » Milosevic. La comparaison, notons-le, a été appliquée à tous les « ennemis » que s’est forgés l’Occident depuis la nationalisation par Nasser du canal de Suez.

Je n’ai pas non plus souvenir de l’indignation sonore de ces nouveaux antinazis à propos des 500 000 enfants morts en Irak, par manque de nourriture et de soins médicaux, conséquence immédiate du blocus anglo-américain, enfants dont le sacrifice « valait la peine » selon l’ancienne secrétaire d’État démocrate Madeleine Albright récemment décédée. Qu’est-ce que ce systématique deux poids, deux mesures, appliqué aussi aux populations martyrisées du Donbass, que Poutine est accusé d’avoir instrumentalisées pendant huit ans contre la si sympathique Ukraine ?

Cette guerre, si regrettable qu’elle soit, était annoncée de longue date, et les voix raisonnables de militaires, de diplomates, d’universitaires, à l’Ouest, qui n’ont accès à aucun grand organe, privé ou étatique dit « d’information », sont catégoriques sur les responsabilités exclusives, et de longue date, des États-Unis dans le déclenchement du conflit qu’ils ont rendu inévitable.

Comment les choses vont-elles évoluer ?

Je ne me prononce pas sur l’avenir, les historiens n’ayant pas à jouer les prévisionnistes, surtout vu l’information, exécrable, dont ils disposent actuellement. Mais je suis en droit d’affirmer que les États-Unis sont la puissance impérialiste dont les guerres d’agression ont, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, accumulé des millions de morts. Je recommande d’ailleurs l’ouvrage traduit de William Blum, ancien fonctionnaire de la CIA (ce sont les meilleurs analystes), qui a établi la stricte chronologie des crimes commis par les États-Unis contre une foule d’États qualifiés de « voyous ».

La Russie n’a pas toujours été considérée comme telle par « l’Ouest », du temps de la « Grande alliance » et de « l’oncle Joe » (Joseph Staline). Jusqu’aux dernières décennies de propagande « occidentale » unilatérale sur la libération de l’Europe grâce au seul débarquement américain de juin 1944, il était largement reconnu que seule l’Armée rouge avait vaincu la Wehrmacht, et à quel prix ! Selon des estimations récentes, les États-Unis ont eu à déplorer pendant la Deuxième Guerre mondiale moins de 300.000 morts au total, sur les fronts du Pacifique et d’Europe, tous morts militaires. J’ai rappelé plus haut le bilan monstrueux des pertes soviétiques : dix millions de victimes militaires, 17 à 20 de victimes civiles.
Jusqu’ici, la Russie, soviétique ou pas, n’a pas semé les ruines dans des guerres extérieures. Elle a fait l’objet de l’agression ininterrompue des grandes puissances impérialistes depuis janvier 1918. Je ne dis pas ça parce que je suis un suppôt de Poutine. Tous les documents d’archives vont dans ce sens, les diplomates et les militaires occidentaux sont les premiers à le savoir et à l’admettre dans leur correspondance non destinée à la publication. C’est-à-dire le type de documentation que je dépouille depuis plus de cinquante ans. Je ne fais, via mes travaux et dans le jugement sur la présente conjoncture, que mon métier d’historienne.

Source : Investig’Action
https://www.investigaction.net/fr/…

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