Les Etats-Unis comptent 800 bases militaires dans le monde. Ici, au Qatar. D. R.

Par Mohsen Abdelmoumen

Le dernier tournant au sein de l’Empire est le ralliement d’une quatrième composante, les noblesses et les oligarchies économiques ou militaires compradores, c’est-à-dire traîtres à leur nation mais alliées du grand capital international pour accroître leur richesse et leur contrôle sur le monde, d’abord en Europe immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, puis dans le reste du monde par la suite.

Dès la fin des années 1940, l’Empire anglo-américain profite de la faiblesse des différents rois et reines d’Europe continentale du fait de leur collaboration et/ou de leur complaisance vis-à-vis des nazis lors de la Seconde Guerre mondiale pour les enrôler dans l’Empire plutôt que de les condamner.

L’Union des forces réactionnaires contre la montée du communisme

Ce ralliement est une aubaine pour l’Empire : si l’apport politique et économique des royautés et des noblesses qui gravitent dans leur périphérie est devenu relativement négligeable dans l’Europe occidentale de l’après-guerre, leur apport en termes de capital social, symbolique et culturel, est important pour sonner l’Union sacrée de toutes les forces réactionnaires contre la montée du communisme dans les pays d’Europe de l’Ouest et la menace représentée par l’Union soviétique. Ces familles royales et ces aristocrates européens permettent également d’accélérer la constitution de réseaux transnationaux de dimension européenne par leurs alliances matrimoniales avec les grandes forces économiques. Enfin, ils continuent à exercer une fascination béate pour attirer les arrivistes des milieux d’affaires et politiques qui servent de centurions de l’Empire (ainsi pour l’emblématique club Bilderberg).

Dans pratiquement toute l’Europe occidentale, les élites politiques, économiques et administratives, largement compromises par la collaboration sont également très heureuses de se rallier à cet Empire sous la bannière de leur roi et reine, d’autant que l’Empire ne se contente pas de les protéger de la menace communiste interne et externe mais les remet en selle et renforce leur pouvoir économique via la mise en place des nouvelles institutions européennes économiques qui imposent une politique entièrement tournées vers les intérêts capitalistes (CECA d’abord puis Communauté européenne, puis Marché unique puis Union européenne).

Les dynasties «royales» au service du Royaume-Uni  

De même, lors des phases de décolonisation suivant la Seconde Guerre mondiale, le Royaume-Uni place dans les Etats-clients du Rim-land (Moyen-Orient et Golfe persique) des dynasties «royales» plus ou moins fabriquées et imposées pour maintenir son contrôle crucial des voies maritimes et des détroits stratégiques «à la Mac Kinder» et une politique pétrolière (extraction, prix, commercialisation) à sa main, sous les oripeaux de l’indépendance : il s’agit des dynasties toujours en place d’Arabie Saoudite, du Koweït, des Emirats arabes unis, du Qatar, de Jordanie, de Bahreïn et d’Oman. Cette politique s’avère très efficace dans ces pays jusqu’à ce jour : elle favorise le contrôle politique externe des Etats par l’Empire, en traitant avec un seul interlocuteur (ou une seule tribu) dont la pérennité dépend de la protection sécuritaire assurée par l’Empire, ce qui assure sa docilité bien comprise. Cette politique assure également une grande «stabilité» politique interne par la continuité de l’appareil de contrôle impérial (absence de partis politiques, de représentations parlementaires, de presse libre, justice répressive, etc.), habillé désormais d’une légitimité historique, symbolique et, souvent, religieuse locale, que perpétue un système scolaire arriéré et valorisant à l’excès le respect de la tradition et de la légitimité du pouvoir en place, quelle que soit sa nature. Bref, l’Empire réutilise son indépassable modèle du Raj britannique. Une petite innovation est néanmoins introduite avec le remplacement de la tutelle de la Couronne britannique par celle des Etats-Unis en Arabie Saoudite après la Seconde Guerre mondiale, du fait de la prééminence des Etats-Unis et de l’importance des affaires pétrolières dans le monde de l’après-guerre (1).

A l’inverse, ce passage de relais de l’Empire aux dynasties «royales» locales et vassales, parfaitement réussies dans le Golfe, s’avère un échec dans les autres pays du Moyen-Orient, que ce soit la Lybie, l’Egypte, l’Irak ou l’Iran (après le renversement de Mossadegh en 1954 et son remplacement par la dynastie Pahlavi). Dans ces pays, les monarchies seront renversées et transformées en républiques militaires. Cependant, l’Empire leur fait payer un prix terrible pour leur rébellion, soit par la destruction de leurs fondements, comme en Lybie et en Irak, soit par un isolement international très coûteux comme pour l’Iran. Seule l’Egypte semble avoir évité ce destin car les militaires ont eu la «sagesse» de rentrer docilement dans le rang avant que le pays ne soit ostracisé, voire détruit à la faveur des «révolutions arabes».

Quid des alliés thalassocratiques ?

A l’est de l’Asie, que ce soit dans le Rim-land ou pour les alliés thalassocratiques, l’Empire anglo-américain a adopté un mélange d’approches britannique et américaine, selon les circonstances nationales pour fabriquer ou recycler des élites locales politiquement dociles et économiquement compradores, avec une approche plutôt britannique d’appui aux dynasties locales complaisantes lorsqu’elles existaient comme en Thaïlande, à Brunei, en Indochine et, surtout, au Japon où l’on assiste, comme en Europe, à la réhabilitation de la dynastie japonaise malgré sa responsabilité écrasante dans l’impérialisme nippon. Alternativement, dans les pays directement sous contrôle américain, c’est une approche plutôt américaine de soutien aux dictatures militaires brutales pour réprimer toute velléité communiste qui se met en place en Indonésie, aux Philippines ou en Corée du Sud, sur le modèle pratiqué depuis un siècle par les Etats-Unis en Amérique latine.

Comme en Europe, ces «élites» politiques réactionnaires et collaboratrices prennent sous leurs ailes ou fabriquent des «élites» économiques compradores qui tissent des liens étroits avec leurs homologues occidentaux, dans une complémentarité d’intérêts appelée «mondialisation» et sous la protection politique, diplomatique et militaire impériale (avec le réseau des 800 bases américaines et quelques dizaines de bases britanniques dans le monde dans une centaine de pays).

Naissance de la contre-révolution néolibérale

Cette globalisation de l’Empire va se traduire par deux phénomènes : le premier est le lancement de la contre-révolution néolibérale voire ultralibérale qui balaye le monde depuis les années 1970 (mais préparée dès l’immédiat après-guerre), pilotée par la nouvelle oligarchie économique et financière mondialisée, menant à la puissance économique et à l’influence politique inégalées depuis le XIXe siècle.

Cette oligarchie s’ingénie à détruire méthodiquement toutes les avancées économiques et sociales obtenues après la Seconde Guerre mondiale dans les pays développés ou les pays du tiers-monde après leur indépendance.

Elle s’attaque à l’Etat providence et à l’ensemble de ses avancées sociales, mais aussi à toute forme d’intervention de l’Etat dans l’économie. Elle gagne pour cela la caution des élites universitaires des Ecoles de Chicago de Milton Friedman et de Vienne de Frederick Hayek, par ailleurs enrôlés dans des projets plus souterrains comme la Société du Mont-Pèlerin (2), ainsi que la complicité du jury de l’académie Nobel décernant les prix Nobel d’Economie au seul courant ultra-libéral pour justifier ces politiques.

L’Etat devient l’ennemi dans tous les domaines : sur le plan financier et monétaire, le néo-libéralisme prône l’indépendance des banques centrales pilotées par les grandes banques internationales via la BRI ou détenues par elles (comme la FED) et le financement des déficits budgétaires des Etats par les banques privées à la place du Trésor public, ce qui fait perdre aux Etats leur droit de seigneuriage et les met sous la dépendance des banques internationales.

Sur le plan budgétaire, les politiques keynésiennes de soutien de la demande dans les périodes de crises sont dénigrées pour être remplacées par le culte des politiques de l’offre, autre nom du racket des finances publiques par les entreprises, si possible multinationales.

La gestion de l’Etat des grandes industries stratégiques publiques est systématiquement dénigrée pour ouvrir la voie à des privatisations sauvages et de connivence dans l’entre-soi des élites au nom de l’efficacité économique pour permettre au grand capital de capter les rentes de monopole ou d’oligopoles comme au XIXe siècle.

La politique industrielle des Etats si indispensable au développement, notamment dans les pays en développement, doit s’effacer devant le culte de notions aussi abstraites et mal comprises de concurrence pure et parfaite ou de régulation.

Les barrières protectionnistes sont démantelées par la signature des accords du GATT puis de l’OMC, instaurant un libre-échange débridé au nom de la clause de la nation la plus favorisée qui s’exerce entre nations aux capacités économiques déséquilibrées, arme atomique au profit quasi exclusif des grands pays et de leurs multinationales.

L’application des législations nationales protectrices des intérêts nationaux est systématiquement remplacée par des mécanismes contractuels et d’arbitrage auprès de tribunaux d’arbitrage qui appliquent l’arsenal de la Common Law économique développée par la City et autres places fortes des oligarchies mondiales au profit des multinationales qu’ils contrôlent.

Cette doctrine économique du moins d’Etat, et qui sert les intérêts des oligarques, rejoint également les visées politiques et militaires d’affaiblissement de la souveraineté des Etats-Nations voulues par l’Empire, y compris des vassaux qu’il ne faut pas laisser s’autonomiser.

Le «Consensus de Washington»

Lorsque les Etats résistent, ils ont droit soit à leur intégration plus ou moins forcée dans des organisations politico-économiques qui sapent leur souveraineté comme l’Union européenne, soit à des stratégies savantes d’endettements conçues pour les pousser au défaut lors d’un prochain retournement économique afin de leur imposer les thérapies de choc du FMI et de la Banque mondiale. L’application des dix mesures dévastatrices pour leur souveraineté concernant les plans d’ajustement stratégiques issus du «Consensus de Washington» les appauvrit inexorablement et les fait entrer dans la spirale du remboursement sans fin de leurs dettes croissantes aux grandes banques internationales, meilleur outil pour garantir un asservissement politique et diplomatique à l’Empire.

La poignée de pays qui résistent encore, notamment parce qu’ils ont des revenus importants grâce aux matières premières comme le pétrole et le gaz, sont, dans le meilleur des cas, victimes de politiques de sanction et de boycott illégales au regard de la Charte de l’ONU (comme le Venezuela ou l’Iran), soit purement et simplement détruits comme la Lybie, la Syrie ou l’Irak.

En une cinquantaine d’années, cette minorité des 1%, voire des 0,1%, les plus riches de la planète, profite de sa collusion avec l’Empire pour accaparer une partie écrasante des richesses mondiales, ramenant le niveau des inégalités à celui de l’entre-deux guerres, voire celui du XIXe siècle, partout dans le monde, y compris au cœur de l’Empire, aux Etats-Unis, en Angleterre et en Israël.

Programme des Young Leaders

Le second phénomène concomitant à la montée des élites oligarchiques et compradores est la généralisation du repérage et de la formation qui consiste en un formatage des futurs dirigeants et hauts fonctionnaires des Etats vassalisés sur le modèle des élites anglo-saxonnes du groupe Rhodes-Milner, qui s’est révélé tellement efficace dans la version originale.

Le programme le plus emblématique est celui des Young Leaders, impulsé par les Américains après la Seconde Guerre mondiale en Amérique latine d’abord, puis dans les pays européens (3) avant d’être formalisé avec la France par le président français et père de la Constitution européenne, Valéry Giscard d’Estaing, en 1981, cinq ans après la création de la French American Foundation à Washington aux côtés du président Gérald Ford en 1976. Des programmes similaires pilotés par des fondations gouvernementales du même genre vont être étendus à toute l’Europe occidentale puis à l’Europe de l’Est et aux puissances asiatiques clé (Corée, Japon, Inde, Taïwan, Singapour, Indonésie, Thaïlande), ensuite à la Russie à l’époque d’Eltsine, et même à la Chine dans les années ambigües 1990-2000.

Ces élites «formatées» doivent jurer leur allégeance à l’Empire pour accéder aux centres de pouvoir de leurs propres Etats (haute administration, partis politiques, armées, diplomatie, grandes entreprises publiques, grands médias) ou aux bras armés multilatéraux de l’Empire (Alliance atlantique, Alliance pacifique, Union européenne, OTAN, QUAD, etc.). Ils doivent, une fois aux postes de responsabilité suprêmes, mener la politique interne voulue par les oligarchies compradores et ploutocrates de leur pays qui les ont sélectionnés, financés et conduits à leurs responsabilités, et la politique étrangère et de défense voulue par les maîtres anglo-américano-sionistes. Phénomène plus récent porté à son paroxysme dans l’Union européenne, les hauts cadres et dirigeants passent allègrement de responsabilités au sein de leur Etat national à des responsabilités de prestige au niveau de l’OTAN, de la bureaucratie de l’Union européenne ou du Conseil de l’Europe, sans parler des lobbies et autres think tanks gravitant dans la même galaxie. Servir son pays ne devient qu’une étape dans un plan de carrière qui ne peut être réussi que s’il passe au niveau supérieur impérial, avant de mettre en place le graal suprême du gouvernement mondial.

Ce programme pour les futurs leaders est également couplé à la mise en place d’une myriade de think tanks permettant de placer les bataillons de petits soldats de l’Empire, infiltrant sans relâche les sociétés civiles (activistes, c’est-à-dire militants politiques, des droits de l’Homme, du climat, avocats, syndicalistes, missionnaires religieux) afin d’affaiblir les Etats-Nations et de servir d’armée de réserve pour des «révolutions de couleur» d’apparence populaire, ou des troubles plus violents pour des coups d’Etats plus brutaux.

Mohsen Abdelmoumen

(Suivra)

Références

1- C’est l’espion anglais John Philby, en désaccord avec ses supérieurs quant au rôle mineur dévolu aux Saoud dans le nouveau monde post-Seconde Guerre mondiale imaginé par les Britanniques qui orchestre la transition de l’Arabie Saoudite de la tutelle britannique à la tutelle américaine.

2- La Société du Mont-Pèlerin est un think tank fondé en 1947 à la suite d’une conférence organisée dans le petit village suisse du même nom par des intellectuels, des journalistes et des économistes. Ce think tank se propose de défendre les valeurs libérales comme l’économie de marché, la liberté d’expression et la société ouverte. Il est notamment célèbre pour avoir compté dans ses rangs 8 économistes libéraux qui reçurent le Prix Nobel d’économie. Il est considéré comme la «maison mère» des think tanks libéraux et à l’origine de la montée du néolibéralisme, à coups de subventions généreuses des multinationales.

3- Margaret Thatcher, alors députée conservatrice, est repérée en 1967 par un agent américain dans le cadre du US State Department Visitor Program. Elle effectue un séjour de trois semaines aux Etats-Unis où elle rencontre toutes sortes de personnalités des mondes politique, économique, académique, diplomatique, médiatique et culturel.

Source : auteur
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