French businesman Vincent Bollore, chairman and CEO of the investment group Bollore and president of the supervisory board of French multinational mass media conglomerate Vivendi, attends the presentation of the Bretagne Prize (Prix Bretagne - Prix Breizh) literary award on June 26, 2017 in Paris. (Photo by Zakaria ABDELKAFI / AFP) (Photo by ZAKARIA ABDELKAFI/AFP via Getty Images)

L’intervention du milliardaire français Vincent Bolloré dans les médias du groupe Lagardère est la suite logique de son dernier projet : la création d’un géant audiovisuel d’extrême droite sans complexe.
(Zakaria Abdelkafi / AFP via Getty Images)

Par Harrison Stetler

Pendant des décennies, Europe 1 a été l’un des réseaux radiophoniques les plus respectés de France – mais sous la pression de ses nouveaux propriétaires milliardaires, elle est en train de fusionner avec CNEWS, une copie de Fox. Récemment, les journalistes ont fait grève pour empêcher qu’une icône de la radiodiffusion française ne devienne une nouvelle chambre d’écho de l’extrême droite.

Source : Jacobin Mag, Harrison Stetler
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Mercredi 16 juin, le personnel de la radio française Europe 1 s’est retrouvé en réunion avec un représentant des ressources humaines. Au siège parisien de la radio privée, les journalistes sont de plus en plus en désaccord avec la nouvelle ligne éditoriale imposée par la direction, dans le cadre de l’absorption de la radio par ses nouveaux actionnaires à la façon de Fox News.

Alors que les tensions sont déjà vives, un journaliste, Victor Dhollande, découvre que le responsable des ressources humaines a enregistré secrètement la réunion pour le compte de la direction. Employé très admiré mais souvent combatif, récompensé pour sa couverture de la pandémie, Dhollande perd son sang-froid et est suspendu jusqu’à la fin du mois de juin, avec la possibilité d’un départ forcé de la chaîne.

En enregistrant la réunion, la direction voulait prendre le pouls d’une révolte croissante du personnel. Le vendredi 18 juin, exigeant l’annulation de la suspension de Dhollande, les journalistes ont voté à une écrasante majorité pour une grève du week-end, alors que le temps d’antenne était rempli d’un contenu déjà produit ou confié à des employés et des pigistes sans contrat. En plus de la restauration de l’autonomie éditoriale, les travailleurs ont exigé que la direction accorde le droit à des indemnités de licenciement par le biais d’une « clause de conscience », qui permet aux journalistes de quitter un média si son orientation politique change de manière substantielle. À leur grand désarroi, les journalistes ont découvert que le statut particulier de la station en tant « qu’agence de presse » leur interdisait l’accès à cette disposition légale.

Un virage serré à droite

Ces derniers mois, la radio Europe 1 a effectivement changé d’orientation, car elle a été prise dans le feu croisé d’un important transfert de pouvoir dans le paysage médiatique français. Pendant des décennies, elle a été l’une des entités phares de l’empire de presse Lagardère, qui possède également la tentaculaire maison d’édition Hachette, une chaîne de librairies dans les aéroports et les gares, et des titres de presse tels que le magazine de société populaire Paris Match et l’hebdomadaire Le journal du dimanche. Aujourd’hui, cet empire est en crise – et les nouveaux actionnaires font sentir leur présence en prenant un virage à droite.

Confronté à des tirages en baisse, à de mauvaises audiences et à des pertes financières considérables, Arnaud Lagardère, descendant de l’industriel Jean-Luc Lagardère, a été contraint ces dernières années d’accepter des injections de capitaux de la part de tiers enthousiastes. Le fonds vautour Amber Capital, basé à Londres, et la Qatari Investment Authority ont respectivement pris des participations de 20 et 13 % dans Lagardère. Bernard Arnault, le grand patron de Louis Vuitton Moët Hennessy, s’est également intéressé aux médias de Lagardère. L’automne dernier, Bernard Arnault, la personne la plus riche de France, a porté sa participation à environ 7 %.

Avec une réputation de dilettante dans les cercles d’affaires parisiens, Lagardère, avec une fortune d’environ 200 millions d’euros, est un faible concurrent dans un monde de concentration de médias de masse. Au prix de longues négociations et de tiraillements, il a finalement accepté de relâcher son contrôle sur le conseil d’administration en faveur des nouvelles parties prenantes. Une assemblée des actionnaires, qui se tiendra à la fin du mois de juin, permettra de clarifier la nouvelle structure de gouvernance de son empire médiatique, qui passera du contrôle d’une société en commandite à une structure d’entreprise plus anonyme.

Avec le nouvel équilibre des pouvoirs au sein des médias Lagardère, les journalistes d’Europe 1 s’inquiètent surtout de la participation désormais dominante du milliardaire Vincent Bolloré. Bien que sa fortune d’environ 8 milliards d’euros soit dérisoire comparée aux 185 milliards d’euros d’Arnault (la plus importante au monde, selon Forbes), le portefeuille de Bolloré s’étend des infrastructures et de la logistique aux télécommunications et à la publicité et comprend des marques de prestige telles que la chaîne de télévision populaire Canal+ et le géant de la publicité Havas. L’intervention de Bolloré dans les médias Lagardère est la suite logique de son dernier projet : la création d’un géant audiovisuel d’extrême droite sous les auspices de Vivendi, le conglomérat médiatique de l’industriel breton.

Une journaliste d’Europe 1 – qui s’est confiée à Jacobin sous couvert d’anonymat, par crainte de représailles lors des négociations de fin de contrat – sait ce que signifie travailler pour Bolloré. Avant de commencer à Europe 1, elle a travaillé au début des années 2010 dans un autre organe de Bolloré et a été témoin de la relation particulièrement clientéliste et interventionniste qu’il entretenait avec ses participations médiatiques.

« Je n’ai aucune envie de revivre la même expérience », a-t-elle fait remarquer. Bien qu’il prenne soin de ne pas s’impliquer directement dans la rédaction, « Bolloré s’entoure de gens qui sont plus catholiques que le pape, comme on disait autrefois. Ils sont constamment obligés de s’autocensurer. »

La journaliste se souvient qu’il existait un accord implicite au sein de la rédaction sur les sujets qui pouvaient ou non être publiés. Par exemple, la couverture de tout ce qui concernait l’épidémie d’Ebola dans les pays africains où le magnat se vantait d’avoir des investissements et des liens politiques importants était à éviter. Elle se rappelle que lors des élections municipales de 2014 à Paris, ses collègues ont dû orienter leur couverture en faveur de la candidate socialiste Anne Hidalgo. Son arrivée à la mairie signifiait la perspective d’un contrat plus généreux pour la société d’autopartage Autolib, détenue par Bolloré.

Bolloré a longtemps été une sorte de caméléon politique – ses investissements dans les médias agissant plus comme des appendices tactiques à ses autres préoccupations industrielles que comme la partie d’un projet idéologique cohérent. Alors qu’il se targuait d’une amitié personnelle étroite avec le président Nicolas Sarkozy, le président français de droite entre 2007 et 2012, les médias de Bolloré ont également accordé une couverture favorable à des personnalités de centre-gauche comme Arnaud Montebourg et Anne Hidalgo au début des années 2010. Au cours de son précédent emploi dans un media de Bolloré, la source de Jacobin [Selon un article publié par le Nieman Journalism Lab, Jacobin est un journal de « pensée socialiste démocratique », NdT] a fait remarquer qu’il y avait même un accord tacite selon lequel la couverture de Marine Le Pen et de la droite nationaliste française devait être réduite au strict minimum.

Depuis 2016, cependant, après l’effondrement du système de partis traditionnel français, la métamorphose du portefeuille médiatique du milliardaire a également signifié une nouvelle direction politique. Que ce soit par pur opportunisme ou par réelle conviction, Bolloré a fait le pari de consolider un pôle d’extrême droite dans l’écosystème médiatique. En 2016, Vivendi a racheté la chaîne de télévision privée i>Télé, désormais connue sous le nom de CNEWS, ce qui a entraîné une grève similaire et le départ définitif de dizaines de journalistes mal à l’aise avec les projets du milliardaire pour la chaîne.

Faux équilibre

La manœuvre de Bolloré pour prendre le contrôle d’Europe 1 a suscité l’inquiétude au sein du gouvernement actuel. L’autorité française de régulation de l’audiovisuel a hésité à intervenir dans les batailles de propriété, et l’entourage du président Emmanuel Macron aurait été à l’origine de l’augmentation de la participation de Bernard Arnault dans Lagardère. Fort d’un portefeuille de médias déjà impressionnant, avec des titres allant du quotidien économique libéral Les Échos au journal Le Parisien, Arnault était censé faire contrepoids à Bolloré, en empêchant la montée d’un mastodonte médiatique conservateur à l’approche de l’élection présidentielle de 2022.

Les journalistes de la rédaction craignent que la fusion de la radio Europe 1 avec CNEWS ne transforme leur réseau en une sorte de radio Fox News francophone. L’ajout d’une annexe audio à CNEWS promet d’étendre la portée des harangues diffusées 24 heures sur 24 par les émissions de télévision. Celles-ci accueillent en permanence des polémistes comme l’extrême droitiste Éric Zemmour pour déplorer le déclin de la France face à un partenaire de débat plus modéré, présent uniquement pour préserver l’illusion du pluralisme.

« Le rôle des journalistes n’est pas de donner une tribune à une personne A puis à une personne B », affirme la source de Jacobin. « Le but des journalistes est de décrypter, d’informer et d’expliquer. Ce que fait CNEWS, c’est donner une tribune ouverte à un même type de personnes de droite. Dire de droite est un peu trop gentil. À des gens qui sont vraiment à l’extrême droite. »

Le 21 juin, alors que le personnel d’Europe 1 votait la reconduction de la grève, Lagardère s’est exprimé sur l’évolution du conflit dans une interview accordée au quotidien conservateur Le Figaro. Faisant fi de l’inquiétude de ses employés à l’égard de Bolloré, Lagardère a affirmé que l’approfondissement des liens avec Vivendi était purement une nécessité financière – une chance pour Europe 1 de bénéficier de la « synergie » de l’appartenance à un groupe de médias en plein essor. « Dire qu’Europe 1 va passer dans les mains de Vivendi est un fantasme à la limite de la théorie du complot », a affirmé Lagardère. Vincent Bolloré est un atout, pas une menace. »

Les employés ont de nombreuses raisons de ne pas en être convaincus – sans parler du fait que la surveillance de la réunion du 16 juin a montré que la direction se prépare à une bataille rangée sur les changements de programmation et de rédaction. La restructuration de la grille de la radio, qui doit entrer en vigueur dans les prochains mois, indique que la radio, autrefois centriste, est de facto annexée par CNEWS. Si Lagardère conserve un minimum de contrôle formel dans les années à venir – et un salaire annuel de 5 millions d’euros en plus – sa stratégie choisie pour maintenir sa pertinence semble être d’agir comme le fidèle lieutenant de Bolloré.

Louis de Raguenel a rejoint Europe 1 en tant que chef adjoint du service politique à l’automne dernier, alors que la frénésie autour du groupe Lagardère s’accélérait. Ancien rédacteur en chef de l’hebdomadaire d’extrême droite Valeurs Actuelles, l’arrivée de Louis de Raguenel est accueillie avec animosité par les journalistes de longue date. Mais dans la nouvelle hiérarchie éditoriale de la chaîne, il a été promu directeur du service politique.

Laurence Ferrari est la présentatrice de CNEWS entre 17h et 19h. Avec la nouvelle programmation, elle officiera sur Europe 1 entre 17h et 20h, où elle animera sa première heure avec CNEWS, suivie d’une heure de couverture partagée entre la radio et la télévision. La tête parlante de CNEWS, Sonia Mabrouk, auteur en 2021 d’une charge contre les éléments subversifs en France, occupera un créneau clé de la table ronde du dimanche, parrainé par la chaîne de télévision et le journal Les Échos, propriété d’Arnault.

Au-delà de cet indéniable imbroglio éditorial, le poids de la censure de Bolloré se resserre déjà sur les journalistes d’Europe 1. Vendredi dernier, la chroniqueuse humoristique Christine Berrou a démissionné après avoir été sommée de modifier une séquence à venir qui contenait une raillerie à l’égard d’Éric Zemmour, le polémiste d’extrême droite et commentateur de CNEWS qui sévit par ailleurs sur la culture de l’annulation (cancel culture) et qui porte comme un badge d’honneur ses condamnations judiciaires pour discours de haine. Sur Twitter, Berrou a publié une capture d’écran modifiée d’un texte envoyé par un supérieur hiérarchique, qui a écrit : « après discussion avec [X], il serait plus logique de retirer cette référence à Zemmour. »

« À Europe 1, nous n’avons pas la culture de la rébellion, concède la source de Jacobin, nous avons été habitués à nous faire marcher sur les pieds. » Le point positif est que cela commence peut-être à changer, alors que les journalistes de base se retrouvent pris dans les griffes d’un géant médiatique d’extrême droite en pleine expansion. Mais c’est peut-être trop peu, trop tard. Mercredi, la grève a été annulée, la direction ayant assuré que les employés qui quitteraient Europe 1 auraient accès aux avantages sociaux sur le modèle de la « clause de conscience. »

Harrison Stetler est un journaliste indépendant et un enseignant basé à Paris.

Source : Jacobin Mag, Harrison Stetler – 27-06-2021
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Source : Les Crises
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