Par William J. Astore

Au début des années 1960, au plus fort de la première guerre froide entre l’Amérique et l’Union soviétique, mon ancienne arme, l’armée de l’air, a cherché à construire 10 000 missiles nucléaires terrestres. Ces missiles étaient destinés à renforcer les centaines de bombardiers nucléaires que l’armée possédait déjà, tels les B-52 présentés de manière si mémorable dans le film Dr Strangelove.

Comme on pouvait s’y attendre, la surenchère massive était justifiée au nom de la « dissuasion », même si le plan de guerre nucléaire en vigueur à l’époque visait plutôt à l’anéantissement. Il prévoyait une attaque dévastatrice de l’Union soviétique et de la Chine communiste qui tuerait environ 600 millions de personnes en six mois (l’équivalent de 100 holocaustes, note Daniel Ellsberg dans son livre The Doomsday Machine). Des cerveaux un peu plus sensés l’ont finalement emporté – en ce sens que l’armée de l’air a finalement obtenu « seulement » 1 000 de ces missiles nucléaires Minuteman.

Source : Tom Sispatch, William J. Astore
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

En dépit de pourparlers entre les États-Unis et l’Union soviétique quant à la limitation des armements stratégiques, la terrible menace d’un Armageddon [Bataille finale, décisive et destructive, NdT] nucléaire a persisté, atteignant un nouveau sommet dans les années 1980, pendant la présidence de Ronald Reagan. À l’époque, il a déclaré, et tout le monde s’en souvient, que l’Union soviétique était un « empire du mal », tandis que des Pershing II à capacité nucléaire et des missiles de croisière à lancement terrestre étaient envoyés en urgence en Europe. Au même moment, nombre d’Européens, rejoints par quelques Américains, sont descendus dans les rues pour demander un gel nucléaire – la fin des nouvelles armes nucléaires et du déploiement dévastateur de celles qui existaient déjà. Si seulement…

C’est dans cet environnement exaltant que je me suis retrouvé, en uniforme, travaillant dans l’ultime redoute nucléaire de la guerre froide. Je me trouvais sous 600 mètres de granit massif, dans un poste de commandement du NORAD (North American Aerospace Defense) construit dans la Cheyenne Mountain, à l’extrémité sud de la chaîne de montagnes du Colorado qui comprend Pikes Peak. Lorsque je n’étais pas en service, j’avais pris l’habitude de randonner le long d’un sentier qui me conduisait presqu’au niveau du sommet de la Cheyenne Mountain. Là, je pouvais voir la redoute d’un œil neuf, toutes antennes clignotantes, prête à recevoir et à relayer des avertissements et des ordres qui auraient pu aboutir à mon anéantissement lors d’une frappe initiale ou d’une contre-attaque soviétique.

Pourtant, pour être honnête, je n’ai pas beaucoup réfléchi à la perspective d’un Armageddon. En tant que jeune lieutenant de l’armée de l’air, j’étais fasciné par le rôle minuscule que je jouais dans une machine militaire d’une puissance inimaginable. Et en tant que randonneur sorti de mon uniforme, je faisais toujours de mon mieux pour savourer l’air vivifiant, le soleil éclatant et le ciel d’un bleu profond lorsque je grimpais près de la limite des arbres dans ces montagnes du Colorado. Entouré d’une telle majesté de la nature, j’ai choisi de ne pas accorder plus d’une minute à cette pensée cauchemardesque que je pourrais me trouver à l’épicentre du premier acte de la troisième guerre mondiale. Parce qu’il y avait une chose que je savais avec certitude : si la prochaine guerre devenait nucléaire, que je sois en service sous la montagne ou en randonnée dans les environs, je mourrais inévitablement.

Et puis on est arrivés à 1991 et à l’effondrement de l’Union soviétique. La guerre froide était terminée ! L’Amérique avait gagné ! Plutôt que de faire des cauchemars du type Red Storm Rising que le romancier Tom Clancy avait imaginés ou du type Red Dawn de Hollywood dans lequel on se trouvait face à une véritable invasion communiste de notre pays, nous pouvions maintenant rêver des « dividendes de la paix », de l’Amérique devenant un pays normal en temps normal.

C’était, comme le disait l’expression, « morning again in America » (le soleil se lève à nouveau sur l’Amérique) [ première ligne d’une publicité choisie par Ronald Reagan pour sa campagne de la présidentielle en1984 : plus fière, plus forte, meilleure, NdT]- ou, du moins, cela aurait pu l’être. Pourtant, je suis assis ici, 30 ans plus tard, au niveau de la mer plutôt que près de la limite des arbres, abasourdi par la résurgence d’une version du XXIe siècle de l’hystérie anticommuniste et par l’idée d’une nouvelle guerre froide avec la Russie, la version résiduelle de l’Union soviétique de mes jeunes années, rejointe par une Chine émergente, toutes deux conspirant toujours ostensiblement pour mettre en danger notre sécurité nationale, du moins c’est ce que nous disent les experts tant du Pentagone que de l’extérieur de celui-ci.

Veuillez m’excuser pendant que mon jeune moi de 28 ans pose quelques questions à mon moi grincheux de 58 ans : Mais bon Dieu, que s’est-il passé ? Bon sang, nous avons gagné la guerre froide il y a trois décennies. De manière décisive ! Comment, alors, avons-nous pu en laisser émerger une nouvelle ? Pourquoi une nation saine d’esprit voudrait-elle se battre de nouveau dans une guerre qu’elle a déjà gagnée au prix fort ? Quelle personne saine d’esprit voudrait appuyer sur le bouton « replay » d’un paradigme stratégique aussi coûteux et potentiellement cataclysmique que la dissuasion par la DMA [Destruction mutuelle assurée : La Mutually Assured Destruction est une doctrine stratégique consacrant la dissuasion. Elle résulte de la reconnaissance par les États-Unis et par l’Union soviétique d’une parité stratégique imposant le non-emploi de l’arme nucléaire, NdT], ou destruction mutuelle assurée ?

Découvrez la nouvelle guerre froide – identique à celle du passé

Très honnêtement, se demander « qui », « comment » et « pourquoi » me déprime. Répondre à « qui » est assez simple : le complexe militaro-industriel du Congrès, qui trouve que les armes nucléaires génocidaires sont rentables, voire louables. Le chef de file de la plus récente brigade de la mort est l’armée de l’air, mon ancienne arme. Ses dirigeants veulent de nouveaux missiles balistiques intercontinentaux (ICBM), plusieurs centaines en fait, pour un coût potentiel de 264 milliards de dollars, afin de remplacer les Minutemen qui sont toujours en état d’alerte, en attente de commencer à infliger la mort à une échelle inimaginable, sans parler de déclencher un hiver nucléaire mondial, si jamais ils sont lancés en masse (en français dans le texte). Non seulement l’armée de l’air souhaite ces nouveaux missiles, mais elle veut également se doter de nouveaux bombardiers stratégiques, des B-21 Raider pour être précis (le « 21 » pour notre siècle, le « Raider » en l’honneur de l’attaque du général Jimmy Doolittle sur Tokyo, quelques mois après Pearl Harbor, qui a redonné le moral aux troupes de la Seconde Guerre mondiale). Le coût potentiel : quelque chose comme 200 milliards de dollars jusqu’en 2050.

Les nouveaux missiles nucléaires et les bombardiers stratégiques ne sont évidemment pas bon marché. On estime déjà que ces générateurs d’holocauste moderne coûteront au contribuable américain 500 milliards de dollars au cours des trois prochaines décennies. Mais honnêtement, je doute que quiconque en connaisse le prix réel, étant donné les dépassements de coûts dantesques qui semblent être la norme à chaque fois que l’armée de l’air construit quelque chose ces jours-ci. Il suffit de regarder le chasseur F-35, d’une valeur de 1700 milliards de dollars, par exemple, où le « F » est apparemment synonyme de Ferrari ou, si vous préférez l’honnêteté brutale, de fiasco.

En ce qui concerne le « comment » c’est également assez simple. L’immense machine militaire dont j’ai fait partie justifie ces nouveaux armements par les bonnes vieilles tactiques (même si elles sont manifestement fallacieuses) de la guerre froide. Commençons par l’inflation des menaces. Autrefois, les politiciens et les généraux vantaient les fausses « insuffisances » en matière de bombardiers et de missiles. Aujourd’hui, on nous parle de la Chine qui construit des silos à missiles, comme s’il s’agissait d’une nouvelle menace grave pour nous. (Ce qui n’est pas le cas, même en admettant que la Chine soit assez stupide pour les construire). Un article récent du New Yorker concernant le programme de missiles balistiques de l’Iran est typique de cette tendance. Citant une estimation du Pentagone, le journaliste indique « que la Chine pourrait avoir au moins mille bombes [nucléaires] d’ici 2030 ». Parbleu ! Tremblez de peur !

Pourtant, l’article oublie de mentionner la supériorité écrasante des armes nucléaires américaines et le nombre réel d’ogives et de bombes nucléaires dont disposent nos dirigeants. (Les chiffres actuels : en gros 5 600 ogives nucléaires pour les États-Unis, 350 pour la Chine). Dans le même temps, l’Iran, qui ne possède aucune arme nucléaire, est néanmoins qualifié de menace sérieuse, « un rival de plus en plus rusé », dans le même article. Un « adversaire rival » – quelle absurdité ! Une nation sans armes nucléaires n’est pas un adversaire rival de la superpuissance qui a atomisé Hiroshima et Nagasaki en 1945, tuant 250 000 Japonais, et qui a planifié la destruction totale de l’Union soviétique et de la Chine dans les années 1960. Croyez-moi, personne, mais vraiment personne, ne rivalise avec l’armée de ce pays lorsqu’il s’agit de scénarios apocalyptiques – que ce soit au sujet de la disposition d’esprit nécessaire ou de la capacité à les concrétiser.

Sur le plan nucléaire, l’Iran ne représente aucune menace et la Chine est facilement dissuadée, voire complètement dépassée, rien qu’avec la flotte de sous-marins lance-missiles Trident de la marine américaine. Traiter l’Iran comme un « rival » et la Chine comme un « quasi-pair » nucléaire est la pire forme d’inflation des menaces (et imaginer une guerre nucléaire de quelque nature que ce soit est une aberration sans borne).

Venons-en au « pourquoi » qui est également assez simple, et c’est ce qui me révulse. Les fabricants d’armes, bien que guidés par le profit, se font passer pour des créateurs d’emplois. Ils parlent d’ »investir » dans de nouvelles armes nucléaires ; ils mentionnent la nécessité de « moderniser » l’arsenal, comme si les armes nucléaires présentaient un retour sur investissement remarquable ainsi qu’une date d’expiration. Ce dont ils ne parlent pas (et ne parleront jamais), c’est du caractère déstabilisant, redondant, inutile, immoral et incroyablement effroyable de ces armes.

Les armes nucléaires traitent les êtres humains comme de la matière à irradier et à faire disparaître. On trouve l’une des meilleures représentations cinématographiques de ce cauchemar dans le film de 1991, Terminator II , lorsque Sarah Connor, qui sait ce qui se prépare, ne peut rien faire pour se sauver elle-même, ou pour sauver des enfants sur un terrain de jeu, alors que les bombes nucléaires commencent à exploser. C’est une scène qui devrait être gravée dans tous nos esprits lorsque nous réfléchissons aux implications dantesques des armes que l’armée américaine réclame à cor et à cri.

À la fin des années 1980, lorsque j’étais encore à Cheyenne Mountain, j’ai regardé les trajectoires des missiles nucléaires soviétiques qui aboutissaient sur des villes américaines. Bien sûr, cela n’avait lieu que sur l’écran du centre d’alerte antimissiles, piloté par l’enregistrement d’un scénario simulant une attaque, mais c’était plus que suffisant pour moi. Et pourtant, aujourd’hui, mon gouvernement s’engage dans une direction – tant en finançant la « modernisation » de l’arsenal américain qu’en créant une nouvelle version de la guerre froide de l’époque où j’étais dans l’armée de l’air – qui risque de rendre à nouveau plausible ce vieil enregistrement qui pourrait se réaliser durant le laps de temps qu’il me reste à vivre.

Veuillez, je vous prie, m’excuser, mais où est passée la notion de désarmement nucléaire ? Il y a une quinzaine d’années à peine, de vieux briscards de la guerre froide comme Henry Kissinger, George Schultz et Sam Nunn, rejoints par notre président « espoir et changement » Barack Obama, prônaient la fin de la terreur nucléaire via l’élimination réelle et concrète des armes nucléaires. Mais en 2010, Obama a écarté cette possibilité en tentant d’obtenir le soutien du Sénat pour de nouvelles négociations sur la réduction des armes stratégiques avec les Russes. Comme on pouvait s’y attendre, les Sénateurs et les représentants d’États de l’Ouest comme le Wyoming et le Dakota du Nord, qui prospèrent grâce aux bases de l’armée de l’air où sont déployés des bombardiers et des missiles nucléaires, ont rapidement sacrifié l’esprit de la grande négociation d’Obama et restent à ce jour déterminés à déployer de nouvelles armes nucléaires.

Ce n’est pas de plus dont nous avons besoin mais de plus du tout

Notre pays a évité de justesse un désastre lors de l’ancienne guerre froide et, à l’époque, nous avions des dirigeants d’une certaine compétence et probité comme Dwight D. Eisenhower et John F. Kennedy. Toute cette nouvelle rhétorique de guerre froide et cette politique de la corde raide pourraient ne pas se terminer aussi bien dans une future administration qui pourrait très bien être dirigée, si ce n’est par Donald Trump lui-même, par un va-t-en guerre Trumpiste autoproclamé comme l’ancien secrétaire d’État Mike Pompeo ou le sénateur Tom Cotton. Ils seraient, j’en ai bien peur, adoubés par un nombre croissant d’évangéliques et de nationalistes chrétiens dans l’armée qui pourraient, en termes prophétiques, trouver que l’Armageddon nucléaire est une forme d’accomplissement.

C’est ironique, mais en 1987, alors que je travaillais de nuit à Cheyenne Mountain, j’ai lu une grande partie de Red Storm Rising, le thriller de Tom Clancy sur la troisième guerre mondiale [traduit en français par Tempête rouge, NdT]. Heureusement, cette tempête rouge ne s’est jamais levée, en dépit d’un climat qui trop souvent a semblé y être propice. Mais pourquoi recréer maintenant les conditions d’une nouvelle tempête rouge, qui une fois de plus trouve largement ses causes dans nos propres peurs ainsi que dans les fantasmes de profit et de pouvoir du complexe militaro-industriel du Congrès ? Une telle tempête pourrait bien se terminer par une guerre nucléaire, nonobstant les promesses contraires. Si une guerre de ce type est véritablement impossible à gagner, ce qui est le cas, nos militaires ne devraient pas prendre des postures en vue de combattre et « gagner » une telle guerre.

Je peux vous dire une chose avec certitude : il y a un mot que nos généraux connaissent très bien et ce n’est pas « gagner », c’est « davantage ». Davantage de missiles nucléaires. Davantage de bombardiers nucléaires. Ils n’en auront jamais assez. Il en va de même pour certains membres du Congrès et pour le président. Le peuple américain doit donc apprendre deux mots, pas davantage, et les répéter à ces mêmes généraux et à ceux qui les soutiennent, lorsqu’ils viennent demander quelques 2 000 milliards de dollars pour leur programme de modernisation nucléaire.

Dans cet esprit, je vous demande de vous joindre à un jeune lieutenant de l’armée de l’air alors qu’il passe l’énorme porte blindée de Cheyenne Mountain et s’engage dans le long tunnel. Rejoignez-le alors qu’il respire profondément en sortant de l’obscurité pour retrouver un ciel clair et cristallin, et regardez les lumières de la ville tout en bas et entendez le pouls de l’humanité qui vous fait face. Une autre nuit de devoir accompli, une autre nuit pendant laquelle la guerre nucléaire n’a pas éclaté, un autre jour pour profiter des bienfaits de cette planète merveilleuse qui est la nôtre.

La nouvelle guerre froide de l’Amérique met en péril ces bienfaits, cette merveille. C’est pourquoi nous devons impérativement nous extraire des tunnels construits par la peur et la cupidité et ne jamais y retourner. Nous devons dire « non » à de nouvelles armes nucléaires et nous engager à nouveau à éliminer toutes ces armes où que ce soit. Nous avons eu l’occasion de nous engager dans cette voie il y a 30 ans, au lendemain de la première guerre froide. Nous avons eu une nouvelle chance lorsque Barack Obama a été élu. Les deux fois, nous avons échoué.

Il est enfin temps que ce pays réussisse à nouveau quelque chose – quelque chose de noble, quelque chose d’autre que la perpétuation de la guerre meurtrière et la production effroyable d’armes génocidaires. Après tout, seuls les imbéciles rejouent des scénarios qui se terminent en apocalypse.

William Astore, lieutenant-colonel (USAF) à la retraite et professeur d’histoire, est un habitué de TomDispatch, il est membre fondateur de l’Eisenhower Media Network (EMN), une organisation de vétérans militaires critiques et de professionnels de la sécurité nationale. Son blog personnel s’intitule Bracing Views.

Source : Tom Sispatch, William J. Astore, 18-01-2022

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Source : Les Crises
https://www.les-crises.fr/…

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