Dick Cheney sur « Meet the Press » à Washington, le 2 décembre 2018.
(William B. Plowman / NBC / NBC Newswire / NBCUniversal via Getty Images)

Par Chip Gibbons

Dick Cheney est un ennemi de la démocratie en Amérique et un criminel de guerre. L’accueil chaleureux que lui ont réservé les Démocrates au Congrès lors de la commémoration de l’émeute du 6 janvier au Capitole, était honteux et dégoûtant.

Source : Jacobin Mag, Chip Gibbons
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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Hier, cela faisait un an que des fanatiques pro-Trump ont pris d’assaut le Capitole américain, persuadés qu’ils pouvaient arrêter le décompte des votes électoraux et installer le perdant d’une élection comme président. Les Démocrates ont marqué l’occasion en se souvenant de l’assaut du Capitole comme d’une attaque contre la démocratie (avec un interlude musical bizarre de la troupe de Hamilton) ; les Républicains étaient moins enthousiastes. Lors de la cérémonie officielle du Congrès, seuls deux Républicains ont choisi d’y assister. L’un d’eux était Liz Cheney, actuellement représentante américaine du Wyoming, l’autre était son père, Dick Cheney (en tant qu’ancien membre du Congrès, Cheney bénéficie de privilèges à vie au sein du Congrès). De nombreux Démocrates se sont approchés de Cheney pour lui serrer la main.

J’ai du mal à exprimer à quel point il est honteux de vénérer Cheney de la sorte, et encore moins de la part du parti supposé de gauche du pays – et c’est particulièrement choquant étant donné que Cheney a consacré sa carrière à attaquer la démocratie, la cause même à laquelle la cérémonie était censée s’opposer.

Il est nécessaire de rappeler un peu d’histoire ici. Cheney a été le vice-président le plus puissant de l’histoire des États-Unis. On se souvient surtout de son rôle dans la promotion de la guerre d’Irak, une guerre d’agression illégale fondée sur des mensonges, ainsi que pour avoir poussé la nation vers le « côté obscur » après le 11 Septembre, qui incluait la torture, la détention sans procès (y compris de citoyens américains), la surveillance sans mandat et d’autres dérogations flagrantes aux normes libérales de la démocratie.

Tout cela reposait sur une théorie juridique choquante qui donnait au président des pouvoirs étendus en temps de guerre que ni le Congrès ni les tribunaux ne pouvaient contrôler. Comme il s’agissait d’une guerre mondiale sans frontières, cela signifiait que même les citoyens américains aux États-Unis n’étaient pas à l’abri des déchaînements du président en temps de guerre. Cela a été illustré par le cas de José Padilla, qui a été arrêté à l’aéroport de Chicago, déclaré combattant ennemi par George W. Bush et détenu dans une prison militaire pendant trois ans et demi.

Ce ne sont pas les actes d’un « défenseur de la démocratie » mais de quelqu’un qui l’a constamment attaquée, sapée et méprisée. Et si les pires abus de Cheney ont eu lieu pendant la « guerre contre le terrorisme », ils ont été le point culminant de décennies de manigances contre la démocratie américaine. La longue carrière politique de Cheney a été consacrée à contourner et à ignorer les normes démocratiques comme bon lui semble.

Lutter pour la présidence impériale

Cheney a commencé sa carrière au gouvernement pendant la présidence déshonorée de Richard Nixon, puis sous l’administration de Gerald Ford. Alors que le nom de Nixon est synonyme d’abus de pouvoir de la présidence impériale, Cheney pense que Nixon a été lésé. Plus important encore, il pensait que le pouvoir de la présidence avait été trop fortement diminué. Il n’appréciait pas les tentatives du Congrès d’imposer des restrictions aux agences de renseignement, de limiter la capacité du président à faire la guerre sans l’accord du Congrès et de rendre le pouvoir exécutif plus transparent.

Cheney a été le vice-président le plus puissant de l’histoire des États-Unis.

Le zèle de Cheney pour l’exécutif et son mépris pour le législatif se sont poursuivis lors de son passage au Congrès. Lorsqu’il n’était pas en train de s’opposer à la liberté de Nelson Mandela ou de voter contre les sanctions contre l’Afrique du Sud de l’apartheid, il utilisait sa place au sein de la commission du Congrès chargée d’enquêter sur l’affaire Iran-Contra pour excuser les violations de la Constitution par le Président. Cheney a été le fer de lance du rapport minoritaire de l’enquête.

À l’époque, les Démocrates ont décrit à juste titre l’affaire Iran-Contra comme une crise constitutionnelle et une attaque contre l’État de droit et la démocratie elle-même. Pourtant, pour Cheney, l’abus de pouvoir ne venait pas du pouvoir exécutif mais du pouvoir législatif, qui avait usurpé les pouvoirs du président.

Les racines de l’Iran-Contra remontent à 1979, lorsque la révolution sandiniste a renversé la dictature corrompue de Somoza, soutenue par les États-Unis, et a donné naissance à un nouveau gouvernement socialiste. Dans le même temps, les responsables politiques américains craignaient que les gouvernements militaires brutaux du Salvador et du Guatemala, soutenus par les États-Unis, ne soient également vaincus par les forces de gauche.

En 1981, Ronald Reagan, nouvellement élu, a ordonné à la CIA de soutenir les Contras (abréviation de « contre-révolutionnaires ») dans leurs actions militaires contre le gouvernement socialiste du Nicaragua. Les Contras étaient, par définition, une organisation terroriste. Convaincus que la légitimité de leurs adversaires de gauche reposait en partie sur leur capacité à améliorer la vie du peuple nicaraguayen, les Contras ont délibérément attaqué des garderies, des dispensaires, des travailleurs de la santé et des centres d’alphabétisation pour adultes. En plus d’attaquer délibérément les infrastructures civiles, les Contras ont exécuté et enlevé des civils et utilisé le viol et la torture comme armes de guerre. Pour faciliter les crimes des Contras, la CIA a miné les ports du Nicaragua.

Le Congrès, préoccupé par les atrocités commises par les Contras – ainsi que par le fait qu’en minant les ports, la CIA a littéralement commis un acte de guerre contre une nation souveraine – a imposé des restrictions au soutien financier américain aux efforts des Contras pour renverser le gouvernement nicaraguayen (tout en accordant simultanément aux Contras une « aide humanitaire »). Le scandale Iran-Contra a éclaté lorsqu’il a été révélé que des fonctionnaires de l’administration Reagan avaient vendu des armes à l’Iran, un ennemi officiel des États-Unis, et utilisé les recettes pour acheter des armes pour les Contras. Il ne faisait aucun doute qu’une telle action enfreignait la loi ; la seule question était de savoir jusqu’où allait cette conspiration de criminels.

Pourtant, selon le rapport minoritaire de Cheney sur le scandale, le président avait simplement commis des erreurs, mais il n’avait pas enfreint la loi. (Une erreur que le rapport reprochait à Reagan : avoir renoncé au privilège exécutif afin de coopérer avec l’enquête du Congrès). C’est le président, et non le Congrès, qui a le pouvoir d’exécuter la politique étrangère. Les actions secrètes telles que celles que la CIA avait menées au Nicaragua, selon Cheney, étaient des pouvoirs inhérents donnés au président par la Constitution. Le Congrès ne pouvait pas usurper ces pouvoirs.

Ainsi, l’abus de pouvoir, dans l’esprit de Cheney, ne provenait pas de la violation délibérée de la loi par l’administration Reagan, mais des tentatives du Congrès de limiter sa guerre secrète et non déclarée contre le gouvernement nicaraguayen. Inutile de dire que ce ne sont pas là les actions d’un défenseur de la démocratie américaine.

Le côté obscur

Des années plus tard, George W. Bush a chargé Cheney de choisir son colistier à la vice-présidence. Cheney s’est choisi lui-même. Cheney n’a pu prendre le pouvoir qu’après une décision absurde de la Cour suprême qui a interrompu un recomptage des élections en Floride pour des motifs fallacieux, donnant ainsi la présidence à Bush. Alors que Donald Trump a peut-être rêvé de voler une élection, Bush et Cheney l’ont fait.

Après les attaques terroristes du 11 Septembre qui ont stupéfié la nation, Cheney a vu l’occasion de mettre en œuvre son programme de plusieurs décennies visant à restaurer la présidence impériale. Comme l’a montré Jane Mayer, Cheney a joué un rôle déterminant dans la cabale au sein de l’administration Bush qui a repoussé les limites du pouvoir exécutif et engendré certaines des pires violations des droits humains de l’histoire des États-Unis. L’une des actions les plus dramatiques de Cheney et de ses acolytes a été d’inventer une nouvelle catégorie de prisonniers appelée « combattants ennemis », en faisant valoir que les conventions de Genève, qui régissent le droit de la guerre, ne s’appliquaient pas à eux.

Alors que Donald Trump a peut-être rêvé de voler une élection, Bush et Cheney l’ont réellement fait.

La théorie du gouvernement de Cheney a été reprise par les défenses juridiques du programme de surveillance sans mandat de Bush, que Cheney a défendu avec enthousiasme comme étant légal. L’administration Bush a autorisé la National Security Agency (NSA) à intercepter sans mandat les appels téléphoniques à l’étranger des citoyens américains. Une telle mesure ne viole pas seulement le quatrième amendement – elle viole expressément le texte de la loi sur la surveillance des renseignements étrangers, une mesure de compromis adoptée en réponse aux abus de surveillance de la Guerre froide révélés dans les années 1970.

L’administration Bush a fait valoir que l’autorisation de recours à la force militaire adoptée par le Congrès annulait ces interdictions légales, lui donnant ainsi le droit d’espionner les Américains. Plus inquiétant encore, l’administration Bush a fait valoir que cette surveillance sans mandat était fondée sur un pouvoir inhérent à l’exécutif. Ainsi, ce n’est pas la surveillance sans mandat des Américains par le président qui était inconstitutionnelle, mais plutôt la tentative du Congrès de l’interdire qui était contraire à la Constitution.

Cette logique, bien sûr, fait écho au rapport minoritaire de Cheney sur l’Iran-Contra. Les critiques ont qualifié les arguments juridiques de l’ère Bush de renaissance de la « doctrine Nixon ». Bien sûr, faire revivre la doctrine Nixon a été la mission de Cheney tout au long de sa vie.

Et il n’y avait pas que les écoutes sans mandat que Cheney encourageait. Il était un défenseur de la prison de Guantanamo Bay et du programme de torture de la CIA.

Le mépris de la démocratie

Personne ne devrait minimiser les crimes de Donald Trump. Son comportement erratique et démagogique pendant la crise de la Covid-19 et les événements liés à George Floyd [afro-américain décédé en mai 2020 lors de son interpellation par la police, NdT], son feu vert à la terreur policière et à la violence suprématiste blanche, et son amour de l’insensibilité et de la cruauté, même envers les enfants migrants, ont fait de lui une véritable menace.

Pourtant, comparé aux crimes de Dick Cheney contre la démocratie, Trump est un amateur. Cheney a réduit des nations en ruines, a déchiqueté la Déclaration des droits et a promulgué des programmes de surveillance, d’enlèvement, de détention et de torture plus conformes au terrorisme d’État des dictatures militaires qu’aux normes de la démocratie libérale.

Vénérer Cheney, comme l’ont fait hier les Démocrates du Congrès, c’est faire preuve d’un mépris total pour la démocratie.

A propos de l’auteur

Chip Gibbons est directeur politique de Defending Rights & Dissent. Il a animé le podcast Still Spying, qui explorait l’histoire de la surveillance politique du FBI. Il travaille actuellement à la rédaction d’un livre sur l’histoire du FBI, qui étudie la relation entre la surveillance politique intérieure et l’émergence de l’État de sécurité nationale américain.

Source : Jacobin Mag, Chip Gibbons, 07-01-2022
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Source : Les Crises
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