Zeid et Hani Kahla, frères d’Ahmed en deuil, recevant des condoléances cette semaine.
Photo : Alex Levac

Par Gideon Levy

Gideon Levy, Haaretz, 21/1/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Se rendant en voiture au travail avec son fils, Ahmed Kahla a été arrêté à un poste de contrôle de l’armée israélienne, où il a été abattu. L’armée a prétendu qu’il avait essayé de saisir l’arme d’un soldat. Son fils insiste sur le fait qu’il a été tué sans raison.

Le compte-rendu suivant est paru lundi dernier dans le Yedioth Ahronoth : « Les combattants de Tsahal ont abattu hier matin un Palestinien armé d’un couteau qui a tenté d’arracher une arme à l’un des membres de la force… Le terroriste, qui a été abattu… , [était] un habitant du village de Rammun ».

Encore une attaque terroriste neutralisée par les intrépides « combattants des postes de contrôle ».

Les FDI, qui ont d’abord rapporté que l’homme avait jeté des pierres sur les soldats et s’était approché d’eux avec un couteau, se sont empressées de réviser leur propre récit sans fondement, abandonnant les allégations de jet de pierres et de possession d’un couteau sur les lieux, et ont présenté une nouvelle version : celle d’une tentative de s’emparer d’une arme. Pour cela, aucune preuve n’est nécessaire, ni un couteau, ni une pierre, et cela justifie certainement de tirer pour tuer.

Le fait que l’homme, un ouvrier du bâtiment originaire d’un village tranquille et aisé de Cisjordanie, que les soldats de Tsahal ont tué de deux balles dans le cou, se rendait au travail, comme chaque matin, avec son fils aîné ; et que, selon des témoins oculaires, il se trouvait à l’avant de la file de voitures à un poste de contrôle lorsque les troupes déployées à cet endroit ont complètement paralysé la circulation, à un moment de la matinée où tout le monde est pressé de se rendre au travail – rien de tout cela n’a empêché la tentative immédiate de justifier un meurtre inutile et ostensiblement criminel, à quelques mètres du fils de cet homme.

Une affiche de deuil montrant la photo d’Ahmed Kahla, à son domicile. Photo : Alex Levac

La photographie du corps sur la route, les vêtements pleins de sang qui s’écoule également le long de la pente, un tube en plastique enfoncé dans la bouche et le cou, qui a été bandé dans une tentative désespérée et sans espoir d’arrêter l’hémorragie, est choquante. Tout aussi choquant est le témoignage de la famille, notamment celui du fils adolescent qui a accompagné son père sur le chemin de la mort et qui insiste sur le fait qu’il n’a rien fait de mal. En effet, son récit semble bien plus crédible que celui de l’armée et de son porte-parole.

Nous nous sommes rendus à Rammun lundi, le lendemain du jour où Ahmed Kahla a été tué, puis enterré dans la terre du village. Rammun est une communauté relativement petite et aisée du gouvernorat de Ramallah – voisine du village chrétien encore plus aisé de Taibeh – avec une population de 3 500 habitants et des dizaines de demeures vides. Quelque 10 000 natifs de Rammun vivent aux USA, dont environ 4 000 en Californie, 3 000 dans le Michigan et le reste dispersé dans tout le pays [et 8 000 autres dans le reste du monde, NdT].

Rammun (1 145 habitants, 18 000 émigrés)
Rimonim, colonie établie en 1977 (715 habitants)

La colonie de Rimonim se trouve de l’autre côté de la route Allon. On nous dit que ces derniers jours, Nahi, l’un des colons que les villageois connaissent bien, a empêché leurs troupeaux de moutons de paître sur leurs terres à cet endroit. Il prétend que la terre lui appartient et les chasse. Le patriarche de la grande famille Kahla, Abu Hani, décédé à un âge avancé il y a trois ans, a été l’homme d’entretien de Rimonim pendant une vingtaine d’années. Il était également le dernier habitant de Rammun à travailler dans la colonie.

Les femmes de Rammun ont afflué dans la maison de la famille en deuil ; la voiture que le défunt conduisait est maintenant garée devant. De leur côté, les hommes du village se sont rassemblés dans un diwan, près de la mosquée locale. Tout le monde est en deuil dans cette pièce spéciale, lorsque nous arrivons. Ceux qui présentent leurs condoléances se voient offrir les habituelles dattes et le café amer. Sur les murs du diwan sont collées des listes de noms de villageois qui ont été tués depuis le début de l’occupation et la date à laquelle ils sont tombés. Jusqu’à la semaine dernière, elles comptaient huit résidents, le premier d’entre eux en 1967 et le dernier en 2014. Le nom de Kahla n’a pas encore été ajouté ; pour l’instant, sa photo est accrochée au mur.

Kahla, qui avait 45 ans, était marié à Zahaya, 43 ans. Ils ont quatre enfants : deux fils – Qusay, 18 ans, et Hassan, 7 ans – et deux filles, Doha, 17 ans, et Jena, 13 ans. Le frère cadet de Kahla, Zeid, chauffeur de taxi sur la ligne Ramallah-Silwad, semble stupéfait. Presque à voix basse, lui et les autres personnes présentes racontent ce que la famille sait de l’incident grâce à des témoins oculaires et surtout grâce à Qusay, qui était avec son père lorsqu’il a été tué et qui s’est terré chez lui en état de choc, refusant de parler à qui que ce soit.

Ahmed et Qusay ont quitté la maison vers 7h30 le dimanche 15 janvier, pour se rendre à leur lieu de travail dans le village de Deir Sudan, non loin de la nouvelle ville palestinienne de Rawabi. Qusay a obtenu son diplôme d’études secondaires l’année dernière et envisage d’obtenir un diplôme en informatique. Jusqu’au début de la prochaine année scolaire, il aidait son père au travail. Ahmed conduisait son 4X4 Hyundai, son fils était assis à ses côtés.

Les funérailles d’Ahmed Kahla. Photo : AHMAD GHARABLI – AFP

Sous le pont entre Silwad et Yabrud, au nord de Rammun, ils ont repéré un poste de contrôle surprise des FDI. Qusay a raconté plus tard à la famille que son père avait été obligé de s’arrêter et qu’une longue file de véhicules avait commencé à se former derrière eux : les soldats avaient bloqué toute la circulation sur la route, dans les deux sens. Cela semblait être une démonstration de contrôle, un abus matinal du type de ceux que les soldats commettent parfois. Il y a eu des incidents où des conducteurs palestiniens ont vu les soldats s’amuser avec leurs téléphones portables tandis que les gens qui attendaient dans des files interminables de voitures étaient en colère. Ce matin-là aussi, les conducteurs étaient en colère et certains d’entre eux ont commencé à klaxonner, la seule expression de protestation tolérée par ici. Personne n’osait sortir de sa voiture. Qusay se souvient qu’ils ne pouvaient pas voir la fin de la ligne dans les deux directions.

Soudain, un soldat a jeté une grenade paralysante sur leur voiture. Qusay a dit que son père a commencé à crier sur les soldats. En réponse, trois d’entre eux se sont approchés de la voiture, deux du côté de Qusay, l’autre du côté du conducteur. L’un d’eux a aspergé Qusay de gaz poivré, le rendant temporairement aveugle. Les soldats l’ont sorti brutalement du 4×4, les yeux fermés et brûlants, l’ont traîné sur quelques mètres et l’ont jeté sur le bord de la route.

Son père, désemparé, est sorti du véhicule, en criant. Les soldats ont fait coucher Qusay, qui ne voyait toujours rien, sur le ventre ; ils lui ont ordonné de croiser les mains derrière le dos mais ne l’ont pas menotté. Soudain, il a entendu des coups de feu. Quelques instants plus tard, il a entendu le hurlement d’une sirène – une ambulance – et des cris, apparemment d’autres conducteurs dans la file.

Le pont sous lequel Ahmed Kahla a été exécuté. Photo : MOHAMAD TOROKMAN/Reuters

D’après ce que des témoins oculaires ont raconté à la famille, Ahmed a sauté hors de la voiture, craignant pour la sécurité de son fils après l’avoir vu se faire asperger de gaz poivré et emmener. À ce moment-là, un soldat s’est approché du père et lui a tiré deux balles dans le cou. Il s’est effondré sur le sol, saignant abondamment. Les soldats sont rapidement montés dans leur jeep et ont filé rapidement. Une ambulance palestinienne qui avait été appelée par des automobilistes est arrivée et s’est occupée d’Ahmed. Les tentatives de réanimation ont été inutiles ; il était probablement mort sur le coup.

L’unité du porte-parole des FDI a déclaré cette semaine en réponse à une question de Haaretz : « Une force de Tsahal a repéré un véhicule suspect près du village de Silwad, sur le territoire de la brigade Binyamin. Les suspects ont refusé de s’arrêter pour un contrôle de sécurité comme prévu, la force a répondu avec des moyens de dispersion de la manifestation, et une confrontation violente a éclaté sur le site. Pendant la confrontation, le suspect a essayé de saisir l’arme d’un des combattants. La force a répondu par des tirs visant le suspect et a constaté qu’ils avaient fait mouche. L’incident fait l’objet d’une enquête ».

Ahmed a été emmené à l’hôpital gouvernemental de Ramallah, où sa mort a été prononcée. Qusay a été conduit dans une voiture privée à la clinique de Silwad, non loin de là, où l’on s’est efforcé de le calmer. Il ne savait pas encore ce qui était arrivé à son père, mais il a insisté pour aller le voir à l’hôpital de Ramallah, où il a été conduit.

Des personnes pleurant Ahmed Kahla à la mosquée locale. Photo : Alex Levac

Zeid, le frère d’Ahmed, qui se trouvait à Ramallah à ce moment-là, a vu un message dans son groupe WhatsApp de chauffeurs de taxi peu de temps après la fusillade, indiquant que des soldats avaient tiré sur quelqu’un sous le pont près de Silwad. Immédiatement après, l’image horrible d’Ahmed est apparue dans les médias sociaux. Zeid s’est précipité à l’hôpital, tout comme la femme d’Ahmed et leurs enfants, même le petit Hassan.

Qusay, lui, s’est réfugié dans sa maison. « Qu’est-ce que tu attendes ? », ont demandé ses proches dans le diwan. Pour sa part, Zeid a noté que le rêve d’Ahmed était de voir ses enfants aller à l’université, et qu’il travaillait du matin au soir pour que cela soit possible. « Je ne veux pas qu’ils rentrent à la maison comme moi le soir, avec des vêtements sales du travail », disait souvent Ahmed.

Trois des frères et un neveu du défunt sont venus des USA en début de semaine pour prendre part aux rituels de deuil. Le frère aîné d’Ahmed, Hani, qui vit à Rammun, s’est joint à la conversation dans le diwan. Il a 65 ans et est sourd. Portant un keffieh et une cape, il a exprimé ses sentiments au moyen d’une langue des signes agitée. Son frère traduit : « Pourquoi l’ont-ils tué ? Ils sont fous ? Il voulait leur parler, pas les attaquer. Pourquoi l’ont-ils tué ? »

Hani raconte qu’à chaque fois qu’il voit des soldats, il lève les mains en l’air, par sécurité.

 

Source : TLAXCALA
https://tlaxcala-int.blogspot.com/…

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