Le ministre français de l’Intérieur Gérald Darmanin et le recteur de la Grande Mosquée de Paris
Chems-Eddine Hafiz, le 13 avril 2021 (AFP/Thomas Samson)

Par Fateh Kimouche

Source : MEE

Le silence des représentants des communautés musulmanes de France face à la litanie quotidienne des morts à Gaza n’était plus tenable. En s’exprimant sur les réseaux sociaux, ils ont contrevenu à la « charte des principes pour l’islam de France »

i l’on en croit les nombreuses sorties publiques d’Emmanuel Macron sur le sujet, la liberté d’expression serait une valeur cardinale de la République française, non négociable et constitutive même de ce qu’est la France.

Le président élu en 2017 se pose régulièrement lui-même non seulement en garant des libertés, mais encore en grand défenseur de l’idée même que la France est le pays de la liberté par excellence.

En 2018 par exemple, il tint à rappeler devant la communauté française du Vatican que « la laïcité française, […] ça n’est pas la lutte contre une religion ! C’est un contresens ! C’est une loi de liberté, la laïcité ».

La laïcité n’est pas une contre-religion. C’est un cadre d’expression des convictions, des religions et de la liberté de chacun de croire ou ne pas croire.

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Deux ans plus tard, le 2 octobre 2020, lors de son discours contre le « séparatisme », aux Mureaux près de Paris, le chef de l’État français fustigea « l’islamisme radical », qui œuvrerait à « développer une autre organisation de la société, séparatiste dans un premier temps, mais dont le but final est de prendre le contrôle, complet celui-ci ».

Et d’ajouter que « c’est ce qui fait qu’on en vient ainsi progressivement à rejeter la liberté d’expression, la liberté de conscience, le droit au blasphème ».

Plus récemment encore, fin novembre 2020, après que le site Loopsider dévoila les images de la violente agression par des policiers du producteur de musique Michel Zecler, Emmanuel Macron s’épancha dans un laïus en quatorze tweets sur la  « République exemplaire », les « valeurs de la République », la France « pays d’ordre et de liberté », la « liberté d’expression », la « liberté de manifester », la « liberté de la presse ».

Et pourtant ! La « charte des principes pour l’islam de France » qu’Emmanuel Macron a imposée au Conseil français du culte musulman illustre parfaitement ce que les péroraisons présidentielles sont : de simples slogans.

Régime d’exception pour les musulmans

Très régulièrement critiqué pour ses lacunes relatives aux questions d’ordre régalien, le président français a choisi, après l’attaque à la préfecture de police de Paris survenue en octobre 2019, et surtout l’assassinat un an plus tard, le 16 octobre 2020, du professeur d’histoire-géographie Samuel Paty, de répondre à ses détracteurs en s’en prenant aux communautés musulmanes de France.

Face à la vague nationale d’émotion et de colère suscitée par la décapitation de l’enseignant, l’hôte de l’Élysée ne pouvait plus se contenter de discours creux et de postures de circonstances. Le pays lui demandait d’agir contre le terrorisme, il agira contre les musulmans.

Non seulement Emmanuel Macron validera les postulats racistes et stigmatisants d’une nébuleuse islamophobe, hétéroclite et politiquement transpartisane, qui gangrène la France, au travers de l’accusation de « séparatisme », mais encore leur donnera-t-il corps avec la « charte des principes pour l’islam de France ».

Au-delà de la manœuvre et de l’autoritarisme d’un autre temps,
c’est bien le contenu de la charte lui-même qui demeure scandaleux

Officiellement, cette charte est le fait du Conseil français du culte musulman (CFCM). Selon un storytelling imposé en haut lieu, elle émanerait de ses dirigeants, ce qui en soi pose déjà gravement problème : quid de la consultation des communautés musulmanes, qui n’ont nullement eu voix au chapitre ? Même les conseils régionaux du culte musulman, fédérations locales composant le CFCM, ont été mis sur la touche.

Officieusement, le président de la République ne s’embarrassa guère de précautions et s’employa plutôt à soumettre les musulmans à son « islam de France », avec la collaboration à marche forcée du CFCM.

En réalité, cette charte ne serait pas étrangère aux services du ministère de l’Intérieur ni du conseiller cultes et immigration de Gérald Darmanin, Louis-Xavier Thirode

Cet énarque et ancien sous-préfet qui tança récemment le recteur de la mosquée de Paris après sa sortie publique contre la ministre Marlène Schiappa et qui serait, selon ses propres collaborateurs, aussi la plume derrière l’ouvrage du ministre de l’Intérieur que Marine Le Pen aurait « pu signer ».

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Au-delà de la manœuvre et de l’autoritarisme d’un autre temps, c’est bien le contenu de la charte lui-même qui demeure scandaleux.

Il serait trop long d’en donner ici le détail. Retenons simplement les deux points suivants :
– avant même l’adoption de la loi « séparatisme » qu’elle préfigure, cette « charte de la honte » consacre l’idée que, sans gestion sécuritaire et autoritaire de leur culte par les autorités, les musulmans sont un danger pour la France ;
– ces derniers se voient appliquer un régime d’exception, totalement assumé par le pouvoir, régime qui restreint leurs libertés, dont, en premier lieu, celles d’expression et d’opinion.

Contrairement aux chrétiens, aux juifs, aux hindous, etc., les musulmans, dans leurs lieux de culte – et en réalité au-delà –, sont par exemple interdits d’évoquer une actualité considérée par les services de l’État d’ordre politique. C’est ainsi que l’évocation dans une mosquée ou par des responsables musulmans du sort des Palestiniens relève désormais du « séparatisme ».

La « charte de la honte » à l’épreuve de la Palestine

Prier dans un lieu de culte par solidarité avec ses coreligionnaires à travers le monde est un droit qu’aucune démocratie ne saurait contester.

En France, les catholiques sont chaque année invités par leur Église à « s’unir par la prière » aux chrétiens d’Orient. Dans les synagogues, l’État d’Israël y est évoqué quotidiennement, tandis que le Consistoire met à disposition sur son site Internet une prière pour les soldats israéliens. Cette solidarité est consubstantielle de leur foi.

Les musulmans ne sont pas en reste. Dans les mosquées, en particulier lors de la prière du vendredi, il n’est pas rare que l’imam termine son sermon par des invocations en faveur des opprimés, et d’inviter les fidèles à prier pour que Ouïghours, Syriens, Rohingyas ou encore Palestiniens connaissent sécurité et paix.

Que ces organisations censées représenter les communautés musulmanes de France aient publié leur communiqué de soutien aux Palestiniens par conviction ou par calcul politique, elles ont, dans un cas comme dans l’autre, violé l’article 6 de la charte citée ci-avant

Pourtant, depuis janvier 2021 et l’adoption, symbolique, par le CFCM de la charte dite « des principes pour l’islam », tout musulman, tout imam en premier lieu, qui exprimerait une telle solidarité contreviendrait à l’article 6 du texte : « Nous refusons que les lieux de culte servent à diffuser des discours politiques ou importent des conflits qui ont lieu dans d’autres parties du monde. Nos mosquées et lieux de culte sont réservés à la prière et à la transmission de valeurs. »

Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que, par ces lignes, le gouvernement visait ledit « conflit israélo-palestinien » en particulier. Ainsi, évoquer Jérusalem, troisième lieu saint de l’islam et ville au cœur même de la foi de tout musulman, ainsi que la Palestine relève désormais du « séparatisme islamiste ».

Les internautes auraient pu croire à un soudain sursaut du CFCM, dimanche 11 mai, lorsque le CFCM publia ce tweet plusieurs jours après les premiers assauts des soldats israéliens contre les fidèles en prière dans la mosquée al-Aqsa (Jérusalem).

Après ce tweet, non suivi d’un communiqué en bonne et due forme envoyé aux rédactions, le CFCM fera silence.

A contrario, son alter-ego, le Conseil représentatif des institutions juives de France, s’engagera rapidement pour relayer sur les réseaux sociaux et par communiqués la propagande officielle israélienne, n’hésitant pas à fustiger publiquement la position de la France, pourtant acquise à Israël, lorsque le Premier ministre évoquera Gaza.

Il faudra attendre mercredi 19 mai et la mort de 227 civils palestiniens, dont 67 enfants, pour que le CFCM exprime publiquement sa « solidarité avec les Palestiniens ».

Comment expliquer que le CFCM n’ait pipé mot pendant dix jours, puis, alors que Gaza était sous le feu, le sang et la mort, se soit fendu d’un tel communiqué ? Pourquoi le 19 mai et non dès les premières pertes humaines ?

Tout d’abord, son silence face à la litanie quotidienne des morts à Gaza n’était plus tenable. Mais c’est ailleurs qu’il faut chercher sinon la réponse, à tout le moins des éléments de réponse, qui tiennent en une date : lundi 17 mai, et une organisation : la Coordination des fédérations musulmanes (CFM).

Cette seconde organisation rassemble les fédérations qui depuis leur départ du CFCM, dont elles furent membres historiques, multiplient intrigues et coups d’éclat pour prendre l’ascendant et devenir le seul interlocuteur auprès du pouvoir.

Leur chef de file n’est autre que Chems-Eddine Hafiz, actuel recteur de la mosquée de Paris et ennemi juré de Mohamed Moussaoui, président du CFCM.

Avant ce communiqué tardif du 17 mai, alors que Gaza était pilonnée par l’aviation israélienne, cet avocat de formation sut partager publiquement ses préoccupations du moment.

Au fond, que ces organisations censées représenter les communautés musulmanes de France aient publié leur communiqué de soutien aux Palestiniens par conviction ou par calcul politique, elles ont, dans un cas comme dans l’autre, violé l’article 6 de la charte citée ci-avant.

En choisissant de se parjurer, par le simple exercice d’une liberté chère à Emmanuel Macron, la liberté d’expression, elles rejoignent le camp de toutes les associations et mosquées qui, du fait de leur refus de signer la charte de la honte, sont promises, répète Gérald Darmanin, au harcèlement des services de l’État.

Est-ce à dire, pour reprendre une formule chère à Marlène Schiappa, que le CFCM, la mosquée de Paris et les associations séditieuses qui composent la CFM sont des « ennemis de la République » ?

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Fateh Kimouche est un journaliste et conférencier franco-algérien. Diplômé des universités de Grenoble (France) et de Genève (Suisse) en philosophie, il est le fondateur du site d’informations Al-Kanz. Ses sujets de réflexion sont l’économie islamique, la politique, la consommation et l’entrepreneuriat. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @AlKanz.

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Publié le 26 mai 2021 avec l’aimable autorisation de Middle East Eye

Source : Middle East Eye
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