Par Jean Geronimo

Héritière assumée mais décriée de la grande puissance soviétique, la Russie se retrouve, aujourd’hui, à la croisée des chemins. A la recherche d’une identité post-soviétique au cœur du nouvel ordre mondial et sous l’impulsion de Vladimir Poutine, elle semble sur le retour. Cependant, ciblé par la vindicte médiatique anti-russe et miné par l’inconscience stratégique occidentale sous tutelle américaine, son retour géopolitique reste semé d’embuches. Structurellement alimenté par l’ineptie intellectuelle du terreau médiatique, le complotisme de la pensée dominante accuse la Russie d’une ingérence tout-azimut – allant jusqu’à influencer les processus électoraux des plus grandes démocraties occidentales, ou utiliser la crise sanitaire du covid-21 comme levier de sa diplomatie. Perçue comme la menace absolue, la Russie post-communiste est la figure de proue de l’axe du mal, victime expiatoire sacrifiée sur l’autel néolibéral de la démocratie. Théoriquement détruit en 1989, le mur de la Guerre froide n’est pas véritablement tombé dans toutes les têtes : la Russie est redevenue l’ennemi systémique. Comment en est-on arrivé là ?

Responsable de l’Etat soviétique entre 1985 et 1991, Mikhaïl Gorbatchev a été le grand initiateur de la fin de la Guerre froide. Dans un premier temps, le dernier secrétaire général du PCUS a opéré un infléchissement radical de la diplomatie soviétique dans le sens d’un rapprochement Est-Ouest, en abandonnant la logique confrontationnelle fondée sur la thèse de l’inéluctabilité – idéologique – de la guerre entre les deux blocs. Dans ce but, il a initié un désarmement unilatéral de la redoutable puissance communiste, entrepris un rapprochement politique inattendu avec l’Europe pour l’étendre « de l’Atlantique à l’Oural », permis la chute spectaculaire du « mur de Berlin » (1989) et, enfin, décidé la dissolution unilatérale du pacte de Varsovie (1990) – l’« OTAN soviétique ». En retour, de manière hautaine et provocatrice, l’OTAN trahira la promesse faite à Gorbatchev de ne pas s’étendre aux anciens alliés du bloc soviétique – affront suprême infligé à Moscou. Au final, en tentant de réformer le socialisme pour le sauver via sa politique de restructuration, Perestroïka, Gorbatchev a involontairement précipité la fin de l’URSS en décembre 1991 – la « plus grande catastrophe géopolitique du XXème siècle », selon Poutine. Echec d’un modèle – et fin d’un rêve, un peu fou.

Impulsée par la main de Washington à partir de 1992 et appliquée par le premier ministre néolibéral Yegor Gaïdar, inféodé aux intérêts américains, la transition à marche forcée vers le marché a considérablement appauvri la Russie post-communiste, la rabaissant au rang de simple puissance régionale, blessée et marginalisée. A l’issue de sa transition néolibérale, la Russie fait un inquiétant bond en arrière et redevient, selon l’expression de G. Sokoloff, une « puissance pauvre » : sur la base du critère du PIB, c’est seulement en 2007 que son économie retrouvera son niveau soviétique de 1991. Destinée à empêcher tout retour du communisme et fondée sur une libéralisation extrême de l’économie (retrait de l’état, austérité sociale, privatisations sauvages, liberté des prix), cette « thérapie de choc » a provoqué un chaos socio-économique politiquement désastreux, sur lequel ont prospéré les élites mafieuses du néolibéralisme. Trois indicateurs attestent de ce recul : d’abord, entre 1992 et 1998, la production industrielle russe chute de 60%, ensuite, le taux de pauvreté (revenus inférieurs au seuil de subsistance) sur la période 1992-2000 monte à près de 40 % et, enfin, l’espérance de vie des hommes tombe à 57 ans en 1995. A l’époque émerge la thèse d’une action américaine intentionnelle en vue d’affaiblir la Russie structurellement perçue, à l’instar de sa période communiste, comme une menace majeure. Troublante inertie.

Loin d’une thèse complotiste, cette perception négative de la Russie répond en fait à des intérêts stratégiques évidents, démontrés et sublimés par Zbigniew Brezinski, l’ancien conseiller à la sécurité du président américain Jimmy Carter. En 2018, la nouvelle doctrine nucléaire américaine a validé cette perception hostile de la Russie en la ciblant comme un adversaire potentiel majeur. Selon un suivisme politique désormais ritualisé et comme l’indique le discours agressif de son secrétaire général Jens Stoltenberg en 2021, la doctrine stratégique de l’OTAN devrait sous peu confirmer cette inflexion anti-russe. Ainsi, de manière progressive, émergent les éléments d’une construction politico-médiatique d’un ennemi central et systémique en vue de justifier le budget abyssal de l’OTAN sous leadership américain. Au final, le renforcement actuel des troupes otaniennes à proximité des frontières européennes de la Russie, au cœur de l’ancien espace soviétique, en Ukraine, s’inscrit dans cette configuration géostratégique – obligeant Moscou, selon une logique de rééquilibrage préventif, à développer sa présence militaire à sa périphérie sud. Au final, qui menace qui ?

Cette évolution géopolitique explique la montée d’un nationalisme russe revanchard contre l’Occident sous leadership américain, sur lequel a surfé le jeune Vladimir Poutine – appelé comme premier ministre par le président Boris Eltsine, en août 1999, pour stabiliser son pouvoir chancelant. Montrant une redoutable « efficacité » dans sa mission politique et sa gestion militaire de la crise tchétchène, le nouveau premier ministre sera encensé par le peuple russe. De ce point de vue, son élection triomphale en mars 2000 à la présidence de la fédération de Russie semble logique dans la mesure où elle répond à la nécessité d’une reprise en main autoritaire d’un Etat quasi-mafieux en déliquescence et d’un peuple nostalgique en attente du « messie ». Elle répond aussi à la nécessité de trouver une voie alternative – plus dirigiste et sociale – à l’ultralibéralisme sauvage proposé par son prédécesseur. Une priorité du nouveau président russe sera de redonner à son pays sa fierté et son statut de grande puissance, hérité de la Guerre froide – justifiant, à l’époque, la centralité des relations américano-russes comme socle du monde bipolaire. Dans la continuité de l’URSS, Poutine va renforcer les bases économiques de la puissance russe et développer un complexe militaro-industriel surdimensionné pour faire face aux menaces extérieures, sécuriser sa proche périphérie et assurer la défense de ses alliés. Une stratégie fondamentalement défensive, donc.

En s’appuyant sur un Etat fort et centralisateur, avide – via la projection de force – d’exprimer sa puissance sur la scène extérieure et de renforcer sa présence en Afrique, en Asie et au Moyen-Orient, la stratégie russe s’inscrit dans l’héritage soviétique. Dans le même temps, elle s’efforce de garder un contrôle politique sur sa périphérie post-soviétique – Asie centrale et Sud Caucase – pour stabiliser son leadership régional et préserver son glacis sécuritaire en lui donnant une profondeur stratégique. Dans cette optique, la Russie de Poutine s’efforce de construire une puissance militaire s’appuyant sur la force nucléaire en vue de défendre ses intérêts nationaux dans un monde instable, marqué par une conflictualité croissante et multidimensionnelle. Dans le prolongement du soviétisme, comme symbole de puissance et de rééquilibrage des rapports de force internationaux, l’arme nucléaire –« l’atome rouge » – garde une fonction politique dissuasive. L’objectif majeur de Vladimir Poutine est de faire de la Russie un acteur clé et structurant du nouvel ordre mondial issu de la fin de la Guerre froide, qu’il espère plus égalitaire et démocratique en renforçant le rôle des puissances émergentes via les mécanismes de l’ONU – au détriment de l’OTAN, levier du pouvoir américain et de ses interventions extérieures. En jetant les bases d’une multipolarité onusienne, Poutine espère réduire les offensives militaires américaines particulièrement meurtrières, déstabilisatrices sur le plan géopolitique et hors de la légalité onusienne sous couvert du devoir moral d’ingérence. Sur ce point, on rappellera que l’intervention américaine de 2003 en Irak – près d’un million de mort – a été la matrice de l’embrasement « révolutionnaire » du Moyen Orient à partir de 2011 et, par ricochet, du développement des idéologies djihadistes surfant sur le nationalisme religieux contre les « nouveaux croisés ». En vue de cette inflexion géopolitique anti-américaine, Poutine s’appuie sur un axe eurasien sous leadership sino-russe – intégrant l’Inde et l’Iran – pour concrétiser le cauchemar américain de la Guerre froide. Paradoxalement, la stratégie américaine a fait le nid de cette stratégie. Terrible erreur.

En tant que contrepoids géopolitique à l’hyperpuissance américaine, le retour de la Russie comme puissance globale s’exprime par son implication légaliste dans les crises menaçant la stabilité de l’ordre mondial – en Ukraine et en Syrie, au cœur des révolutions arabes. Redevenue – avec la Chine – l’ennemi privilégié de la puissance américaine, la Russie semble condamnée à une veille stratégique sur l’échiquier eurasien dans le cadre d’une guerre « tiède » (1). Forme réactualisée et désidéologisée de la Guerre froide recentrée sur le contrôle des états stratégiques – dont ex-soviétiques –, cette dernière oppose les deux ennemis historiques – américain et russe – dans une lutte implacable, par alliances interposées. Carrefour stratégique entre l’Europe et l’Asie, richement doté en énergies – hydrocarbures –, l’espace post-soviétique devient l’enjeu central de cette guerre tiède. Comme l’illustre, pour protéger ses débouchés énergétiques, l’acharnement américain à bloquer le gazoduc russe Nord-Stream 2 destiné à approvisionner l’Europe, via l’Allemagne. Quitte à instrumentaliser d’une part, l’affaire Navalny – ressortie au moment de l’achèvement du projet – et d’autre part, la crise ukrainienne – nourrie par le tropisme otanien dollarisé du président Zelenski – pour justifier des sanctions anti-russes. Un nouveau Grand jeu, en quelque sorte.

La dimension stratégique de l’espace post-soviétique explique la redondance de troublantes révolutions néolibérales « de couleur », soigneusement préparées et impulsées de l’étranger dans l’optique du roll-back (reflux) de la puissance russe prôné par Z. Brzezinski. Dans son livre « Le grand Echiquier », véritable bible de la politique étrangère américaine jusqu’à la présidence Biden, Brzezinski prône l’affaiblissement de l’Etat russe pour en contrôler les ressources, quitte – selon ses termes – à « manipuler » ses alliés de l’axe euro-atlantique, voire à jouer la carte islamiste en s’appuyant sur les « pivots » arabes sunnites (Arabie saoudite, Qatar) – via la création d’une « ceinture verte » (muslim belt). Une autre préoccupation géostratégique de Washington est de contenir l’influence russe en Amérique latine par la création d’une « ceinture brune », en soutenant un ultra-libéralisme fascisant et en étouffant les Etats pro-russes (Cuba, Venezuela) – par des embargos illégaux. Dans ce contexte, gangrénés par les idéologies islamistes et libérales anti-communistes, les espaces nord-caucasien et centre-asiatique de l’ex-URSS sont une véritable bombe à retardement. Cette complexité – donc fragilité – politico-ethno-religieuse de l’espace post-soviétique explique le rejet de V. Poutine de toute ingérence droit-de-l’hommiste risquant, à terme, d’encourager l’opposition islamo-fasciste au noble motif de développer la démocratie. Dans une telle poudrière, le réalisme – et la paix, avant tout.

Loin de la fin libérale de l’histoire théorisée par F. Fukuyama, l’évolution géopolitique post-guerre froide est marquée par une nouvelle forme de conflictualité au cœur du grand Echiquier mondial – au Moyen-Orient, terreau de l’Islam radical et de son terrorisme aveugle, gangrénant le sud de la Russie et sa périphérie centre-asiatique. Ultime barrage face à la contagion extrémiste, tout recul de la Russie ouvrira la porte à une vague islamo-fasciste déferlante sur l’Europe. En tant que matrice de politisation du religieux transformant le Printemps arabe en hiver islamiste, l’ingérence occidentale a été le catalyseur de cette involution – accélérée par l’échec du soviétisme comme idéologie alternative. Avec, désormais, la montée d’un nationalisme brun et anti-communiste – flirtant avec l’islamo-fascisme – comme catalyseur des révolutions néoconservatrices : une vague verte-brune, en quelque sorte. Voyage en eaux troubles.

Jean Geronimo

Docteur en économie

Spécialiste de la Russie

(1) Geronimo J. (2012) : « La pensée stratégique russe, guerre tiède sur l’Echiquier eurasien », Préface J. Sapir, éd. Sigest.

Nb : le concept de guerre tiède est théorisé dans cet ouvrage.

Source : auteur