Jamala Rabai avec ses petits-enfants

Par Gideon Levy

Gideon Levy et Alex Levac (photos), Haaretz, 16/7/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Cette semaine, l’Aïd Al Adha, la fête du sacrifice, a été l’une des plus difficiles de mémoire d’homme pour les habitants des collines du sud d’Hébron. Avec l’armée israélienne en manœuvre à proximité et une menace d’expulsion dans l’air, ils n’ont pas pu célébrer la fête.

Un après-midi de cette semaine, un homme âgé appuyé sur une canne a grimpé le long chemin de terre qui mène à sa maison de Cisjordanie. Le soleil était brûlant, et l’homme avançait léthargiquement, s’arrêtant de temps en temps pour se reposer à l’ombre d’un arbre. Vêtu d’une lourde robe, il revenait d’une visite de vacances à sa famille dans la ville voisine de Yatta, près d’Hébron. Depuis la route principale menant à son domicile, il devait marcher environ six kilomètres pour atteindre le hameau de Halat a-Dab’a, dans la région de Masafer Yatta, dans les collines du sud d’Hébron.

Juste après s’être mis en route, l’homme est passé devant un cube de béton gris orné d’un avertissement en lettres rouges, indiquant : « Danger. Entrée interdite. Zone de tir ». Il y en a beaucoup comme ça dans le coin. L’homme a ignoré le cube et a continué vers sa maison. Où aller sinon ?

Quatre jours plus tôt, jeudi dernier, un canonnier de char des Forces de défense israéliennes avait tiré un projectile qui avait touché le toit de la maison de ses voisins dans le hameau, alors que la famille se trouvait à l’intérieur. Mais cela n’a pas non plus dissuadé cet homme. Où irait-il sinon ?

Aucun invité n’est arrivé à Halat a-Dab’a la semaine dernière. Samedi a marqué le début des quatre jours de l’Aïd Al Adha, la fête du sacrifice, la grande fête musulmane au cours de laquelle d’innombrables moutons sont abattus, une fête de célébrations familiales. Mais personne n’est venu à Halat a-Dab’a, ni dans les autres communautés de bergers et villages de la région. Il y a quatre semaines, les FDI ont commencé à organiser des exercices d’entraînement ici, dans la zone de tir 918, à la suite d’une décision de la Haute Cour de justice autorisant Israël à expulser les habitants de plus d’une douzaine de villages et hameaux (ces exercices ont été temporairement interrompus cette semaine, pendant la visite du président Joe Biden). Ce fut donc une triste fête à Masafer Yatta, peut-être la plus triste de toutes.

La maison de la famille Dababsi. Un char israélien a tiré un obus qui a touché le toit alors que toute la famille était dans la maison

C’était certainement la fête la plus triste pour la famille Rabai du village de Tawani, la plus grande communauté de Masafer Yatta. Autour de leur table de fête manquaient à nouveau les deux frères qui se trouvent dans une prison israélienne et qui sont à eux deux les pères de 11 enfants. C’est la troisième fête qu’ils n’ont pas passée avec leurs familles depuis leur emprisonnement en mai 2021.

Leurs parents, Jamala et Fadel Rabai, âgés respectivement de 58 et 59 ans, ainsi que leurs autres enfants et petits-enfants vivent ici dans le complexe. Un ordre de démolition existe pour l’ensemble du complexe. Le 11 mai, l’administration civile du gouvernement militaire a démoli une habitation de 100 mètres carrés appartenant au fils des Rabai, Mohammed, 27 ans, qui a trois enfants. Lorsque nous sommes arrivés lundi, nous nous sommes assis dans une autre structure spacieuse au toit en tôle, également menacée par un ordre de démolition.

Lors de la fête de l’Aïd Al Fitr en 2020, la famille est allée rendre visite à des proches à Yatta. À leur retour, deux voitures civiles bloquaient la route qui mène au village. Fadel, le patriarche de la famille, et ses deux fils, Mohammed et Bilal, 34 ans, qui a huit enfants, étaient certains que les voitures appartenaient à des colons. La colonie violente de Havat Maon surplombe leur village depuis une montagne voisine, et ils sont marqués et très expérimentés lorsqu’il s’agit d’attaques de colons.

Fadel Rabai, qui a deux fils dans une prison israélienne, chez lui cette semaine dans les collines du sud d’Hébron. « J’ai eu des amis juifs. Mais les colons ici ne sont pas juifs, ils viennent de toutes sortes d’endroits. Le juif est mon frère, mais les colons, leur père n’était pas Abraham ».

Les trois Palestiniens sont sortis des voitures et ont commencé à jeter des pierres sur les deux véhicules qui les bloquaient. Mais les occupants de ces véhicules leur ont immédiatement ordonné de remonter dans leurs voitures, tout en les aspergeant de gaz poivré. Puis les intrus ont pris la fuite.

« C’était notre fête. Hag same’ah – bonne fête », dit Fadel avec colère, en hébreu.

Le lendemain, à 2 heures du matin, un grand nombre de soldats et de policiers sont arrivés à leur domicile et ont arrêté Fadel et ses deux fils. Il s’est avéré que les occupants des voitures qui avaient bloqué la route étaient des hommes infiltrés de la police, et non des colons. Les villageois sont maintenant soupçonnés d’avoir agressé des agents de police.

Les trois hommes ont été emmenés au poste de police de la colonie urbaine de Kiryat Arba, à proximité d’Hébron, puis à la prison d’Ofer, près de Ramallah. Fadel a été libéré deux mois plus tard moyennant une caution de 10 000 shekels (environ 2 850 €) ; Bilal et Mohammed sont toujours en prison. Leur procès a été reporté à plusieurs reprises, et sa fin n’est pas encore en vue. Une autre audience est prévue la semaine prochaine. Personne n’est autorisé à rendre visite aux deux fils et pères incarcérés, bien qu’aucun n’ait été condamné pour quoi que ce soit. Ils sont toutefois autorisés à passer des appels téléphoniques occasionnels et très brefs à des membres de leur famille. Il est impossible d’éviter de comparer leur situation à celle des colons qui attaquent des membres des forces de sécurité israéliennes et ne sont même pas détenus.

La maison de Mohammed a été démolie pendant sa détention. Fadel, un berger trapu et barbu, raconte qu’en novembre dernier, il a été attaqué par un colon de Havat Maon – et la police a réagi en l’arrêtant, ainsi que son autre fils, Juma, 24 ans. Au cours de l’arrestation, qui s’est également déroulée en pleine nuit, les policiers et les soldats ont ouvert la porte de la bergerie de Fadel, permettant à ses 40 animaux de se disperser dans toutes les directions. Dix d’entre eux ne sont pas revenus.

Haitham Dababsi, chez lui, avec deux de ses enfants.

De nouveau, ils sont emmenés à Kiryat Arba et à Ofer, de nouveau ils sont interrogés et détenus jusqu’à leur libération, neuf jours plus tard, avec une caution de 1 000 shekels (environ 285 €). Dix jours plus tard, Fadel a été arrêté une nouvelle fois, cette fois avec Osama, son fils de 29 ans. Ils étaient soupçonnés d’avoir menacé de tuer un colon, mais ont été libérés le même jour, à nouveau avec une caution de 1 000 shekels chacun. Fadel a demandé aux policiers, à l’époque : « Pourquoi m’arrêtez-vous ? J’ai travaillé toute ma vie en Israël et aussi pour Maimon [un entrepreneur israélien] à Bat Yam. Havat Maon veut que nous partions. Nous ne partirons pas ».

La vie quotidienne d’un berger à Masafer Yatta.

Samedi dernier, selon la coutume, la famille Rabai a abattu un mouton et mangé le repas de fête. Le lendemain, ils ont apporté les restes à leurs voisins et à leurs proches dans la région. « Bonne fête », répète Fadel, en hébreu, mais le bonheur n’était pas au rendez-vous cette année, les pères de ses 11 de petits-enfants étant toujours absents.

« Il n’y a rien de mieux que la paix », dit-il. « J’ai dormi à Tel Aviv, à Ramat Aviv, à Rishon Letzion et à Nes Tziona. J’ai eu des amis juifs. Mais les colons d’ici ne sont pas juifs. Ils ont été amenés ici de toutes sortes d’endroits dans le monde, mais ils ne sont pas juifs. Le Juif est mon frère, mais ces colons, leur père n’était pas Abraham. Ils disent que c’est leur terre parce que Dieu leur a dit que c’était leur terre. Aharon [un colon] place des tas de foin sur notre terre et dit que c’est sa terre ». Encore une fois, Fadel dit : « Bonne fête, et merci d’être venus».

Halat a-Dab’a se trouve à quelques kilomètres de Tawani, sur la montagne – un amas de tentes et de maisons crépies, simples mais bien entretenues, où vivent environ 75 personnes. Vu de loin, on pourrait penser qu’il s’agit d’une mini-version d’une colonie communautaire israélienne. Mais aucune colonie communautaire en Israël n’a jamais été démolie comme les habitations de ce village ont été rasées et reconstruites, encore et encore. La dernière démolition a eu lieu en novembre 2021. La maison de Jabbar Dababsi, 34 ans, a déjà été rasée cinq fois au total, celle de son frère quatre fois et celle de son oncle trois fois ; tous sont des résidents de cette petite enclave.

Des enfants des familles Rabai et Dababsi dans une tente fournie par l’Autorité palestinienne.

Les fanions palestiniens qui décorent les clôtures claquent dans la brise. Depuis que les colons, l’armée et la police ont commencé à arracher les drapeaux palestiniens à Jérusalem-Est et en Cisjordanie, beaucoup plus de drapeaux palestiniens sont visibles dans les territoires occupés. Certains des hommes du village sont assis dans une large tente neuve et ultramoderne, passant le temps en ce jour férié maussade. La tente était un cadeau de l’Autorité palestinienne, une compensation pour les habitations démolies. Personne n’est venu leur rendre visite cette année, à cause des exercices d’entraînement de l’armée et du projectile qui a touché une maison. Certains de leurs champs ont également été piétinés par les chars, racontent-ils.

Lundi dernier, l’armée s’est entraînée ici jusqu’à l’après-midi. Dababsi nous montre des photos d’explosions soulevant la poussière, prises avec son téléphone. Voici une explosion survenue il y a deux heures, non loin d’ici. Les habitants rapportent que d’autres projectiles ont volé au-dessus de leurs têtes pendant les vacances, en plus de celui qui a touché la maison. C’est la quatrième semaine d’entraînement ici, et les enfants sont effrayés. Entre-temps, les exercices ont lieu trois jours par semaine – en plein jour, heureusement – mais leurs échos sont entendus loin à la ronde.

« C’était difficile avec les visites pendant ces fêtes », dit Dababsi. « Nous attendions avec impatience des fêtes meilleures et plus heureuses. Nos maisons sont dans une zone de tir ». Ils racontent aussi les barrages routiers sur le chemin jusqu’ici et la confiscation d’une voiture et l’arrestation d’au moins un conducteur, dans le passé.

Haitham Dababsi, 41 ans, nous escorte jusqu’à sa maison, une belle habitation d’une pièce avec un toit en tôle. Haitham a appris l’anglais à l’université ouverte d’Al-Quds, et il parle bien la langue. Mais il n’y a pas de travail pour lui ici, alors il travaille dans la construction dans la lointaine Haïfa, dormant dans la coque de l’immeuble où il est employé et rentrant chez lui une fois toutes les semaines ou toutes les deux semaines. Il mesure ses mots avec soin, et ils sont touchants.

Jeudi dernier, Dababsi était au travail à Haïfa, et ses parents étaient dans sa maison avec sa femme et ses deux enfants, un fils de 4 ans et une fille de 4 mois. Soudain, ils ont entendu quelque chose exploser au-dessus d’eux. Une balle de char avait touché le toit en tôle alors que son père se tenait dessous. Heureusement, personne n’a été blessé. Une échelle mène maintenant au toit, sur lequel nous sommes montés, le trou fait par le projectile a été recouvert de tôle rapiécée.

L’un des fils de Haitham Dababsi

La famille a envoyé une photographie du toit balafré aux FDI, et une force de l’armée est arrivée sur le site en réponse à leur plainte, puis est repartie. La famille n’a trouvé le projectile qu’après le départ des soldats et a voulu le remettre à l’armée, mais celle-ci n’a envoyé personne pour la récupérer. Les FDI ont naturellement nié avoir un rapport avec le tir du char. C’est peut-être un char du corps blindé palestinien qui a tiré la balle ?

« Après avoir mené une enquête, qui comprenait une vérification du lieu de l’impact, il a été constaté qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves pour [l’affirmation] que la structure a été touchée par des tirs provenant de l’exercice d’entraînement, en particulier compte tenu du fait que la structure en question se trouve en dehors des couloirs de tir », a déclaré le bureau du porte-parole des FDI. Cependant, il a également noté que la communauté de Halat a-Dab’a ne figurait pas sur les cartes spéciales établies par l’armée pour montrer où se trouvent les villages palestiniens, afin qu’ils ne soient pas mis en danger par les tirs lors des exercices d’entraînement.

L’armée ne semblant pas s’y intéresser, le projectile a été remis à l’organisation Breaking the Silence. Basil al-Edra, un habitant de Tawani qui nous a accompagnés, a déclaré que cela rappelle la réponse de Tsahal après le meurtre de la journaliste d’Al Jazeera Shireen Abu Akleh en mai dernier. Et dans la foulée, Basil nous interroge sur la signification de la nouvelle union politique entre les ministres Benny Gantz [Hosen L’Yisrael, « centriste », NdT] et Gideon Sa’ar [ancien Likoudnik, fondateur du parti Tikva Hadasha, Nouvel Espoir, qui milite pour l’annexion des territoires occupés depuis 1967, NdT].   

Source : TLAXCALA
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