Par Nabih al-Bourgi

Cet article du journaliste libanais Nabih al-Bourgi nous rappelle un autre article publié le 3 janvier 2023 par le patriote syrien Naram Sarjoun et intitulé « Le supermarché des illusions… » [*]. Nous en résumons quelques extraits en rapport avec le sujet et le rôle régional tenu par le président turc Recep Tayyip Erdogan :

Les Américains ont développé leur supermarché des illusions au point d’ouvrir des succursales dans tous les pays en employant des intellectuels, des mercenaires, des écrivains, des médias, etc. C’est ainsi qu’en 2002, Erdogan a été employé par la CIA en tant que « directeur régional du supermarché des illusions » grâce à ses talents de menteur éhonté. Il a commencé par étaler dans sa vitrine la solution par l’Islam et le califat. Les clients arabes et musulmans se sont alors bousculés pour acheter l’illusion ottomane, puis l’illusion de la colère d’Erdogan contre Shimon Perez à Davos en 2009, puis l’illusion de son soutien aux Palestiniens suite à l’offensive israélienne contre le Mavi Marmara le 31 mai 2010, pour finir par acheter l’illusion d’un prétendu « printemps arabe » en pensant qu’il leur amènerait le bonheur et la liberté […].

En dépit dudit printemps, finalement destructeur et meurtrier, il y a ceux qui pensent encore que la Turquie continue de creuser des tunnels sous la Syrie pour en sortir en plein milieu de la mosquée des Omeyyades à Damas et sauver le rêve des Frères musulmans. Tout comme il y a ceux qui croient en l’illusion que la Turquie s’est rangée du côté de la Russie, ceux qui pensent que l’hostilité de la Turquie envers les États-Unis d’Amérique est réelle, et ceux qui s’imaginent que la Turquie a fait la paix avec l’Égypte […].

Parmi tous ces croyants, les Frères musulmans sont les plus accros à l’illusion erdoganienne. Ils pensent que Erdogan manipule intelligemment l’État syrien et qu’il les gardera pour son jour le plus sombre. Mais ceux-là ne savent pas que la décision de les écarter du Parti de la justice et du développement, (l’AKP) au pouvoir en Turquie, est une décision prise par l’État profond turc que les Américains dirigent à travers l’armée turque. La fonction des Frères musulmans est  donc terminée pour la Turquie ottomane qui aspirait à restaurer l’ère du sultanat. La Confrérie a certes aidé le projet turc, mais c’est terminé. La Turquie se prépare pour une nouvelle étape, avec ou sans Erdogan, mais sans les Frères Musulmans […].

La seule chose qui ne fut pas une illusion est ce que nous avons obtenu par la force. Et la vérité qui ne supporte aucune illusion est que l’ennemi ne se retire que s’il est complètement vaincu, que le serpent ne peut devenir un ami des oiseaux, et que le loup reste un loup même si on lui transplante un cœur d’ours. Le loup ne change que s’il perd ses crocs. Un conseil : brisez les crocs du loup pour que son cœur puisse changer. Tout le reste n’est qu’illusion.

Telle est donc l’analyse de Naram Sarjoun, et aussi celle de la résistance populaire syrienne qui semble bel et bien déterminée à briser les crocs du loup que son cœur change ou non, mais ce n’est pas notre sujet. L’article de M. Nabih al-Bourgi nous ramène vers la « guerre pour le gaz », l’une des raisons essentielles de toutes les destructions et tueries : notamment, en Syrie. Le gaz, une source de richesse pour le Liban, la Palestine et la Syrie, devenue une malédiction du fait de la cupidité des gouvernements les plus riches, lesquels refusent la politique du donnant-donnant. Entretemps, les « je ne t’aime pas, moi non plus » entre Erdogan et Netanyahou ne les ont pas empêchés de mener depuis 2015 des discussions en faveur de la construction d’un gazoduc israélien qui transiterait par la Turquie pour acheminer le gaz de la Palestine occupée, voire le gaz du Liban, vers l’Europe. Mais qu’implique le condominium ou la copropriété ? [NdT].

***

Si Recep Tayyip Erdogan a fini par traiter les Frères Musulmans de grenouilles mortes, comme s’en est plaint l’un des piliers de la confrérie, pourquoi insiste-t-il sur leur participation, tels des « chevaux de Troie », à la structure du pouvoir en Syrie ?

À ce sujet, un député libanais nous a dit en riant : « Si le président turc avait eu la chance d’entrer à Damas, j’aurais vu notre collègue Imad al-Hout (membre du parti de la Jamaa islamiya au Liban) au palais présidentiel ». Tandis qu’un éminent diplomate égyptien nous a répondu ; « En dépit du  différend entre Washington et Ankara sur la question kurde, la présence de la Turquie en Syrie est devenue une présence américaine. C’est l’administration Joe Biden qui a stoppé les négociations russo-turques sur le règlement de la situation en Syrie, Erdogan ayant accepté que cette présence turque dans le nord de la Syrie devienne une carte américaine, moyennant un certain prix ».

Un certain prix ? Serait-ce l’entente entre Ankara et Tel-Aviv sur la gestion du gaz méditerranéen ? Auquel cas, où en sont l’Égypte et l’Arabie Saoudite, les deux sœurs arabes desquelles Erdogan se rapproche, alors qu’elles feraient pression sur lui pour que la Syrie ne reste pas exposée aux ouragans américains et israéliens ?

Or, c’est un vieux rêve biblique que d’éliminer ceux que le texte désigne par « les loups du nord », bien que le général israélien Shaul Mofaz considère, depuis son expérience de 2006 au Liban, que les loups qu’il faudrait éliminer sont plutôt les hommes de la résistance libanaise.

Nous aurions peut-être besoin d’un Machiavel super machiavélique pour écrire sur Erdogan, l’homme-renard ou l’homme-araignée, vu qu’il est à la fois l’ami d’Ismail Haniyeh (chef du bureau politique du Hamas) et de Benyamin Netanyahu ; qu’il est du côté des Américains, (comme des Ukrainiens) et aussi des Russes ; qu’il est islamiste et veut restaurer le califat à Al-Astana (le nom ottoman que prit Constantinople en 1453 lorsqu’elle tomba face à l’armée du sultan Mohammad al-Fateh qui en fit la capitale de l’Empire ottoman ; NdT), en récupérant le titre de « Gardien des deux saintes mosquées » détenu par la cour saoudienne.

À tout ce qui précède s’ajoute la quête d’Erdogan pour que la Turquie entre dans l’Union européenne ; ce qui a amené le journal satirique, Le Canard enchaîné, à le décrire tel un « imam musulman qui préside la messe à Bruxelles ».

Erdogan justifie toutes ces acrobaties par la culture des temps actuels qui suppose l’adoption de politiques complètement éloignées des comportements d’un rhinocéros. En d’autres termes, tout comme nous sommes à une époque d’identités et de cultures complexes, nous sommes à une époque de politiques complexes multidimensionnelles et non unidimensionnelles, comme c’est le cas de la politique iranienne aux yeux de l’Occident. Une politique qui a placé ce pays sous un blocus international meurtrier, alors que d’autres régions de ce monde évoluent au sein d’une interaction structurelle et dynamique avec d’autres régions.

Nous avons souvent parlé de la « diplomatie du serpent ». Mais désormais Ahmet Davutoglu, le théoricien néo-ottoman, parle de la « diplomatie du caméléon ».

En effet, après des chocs successifs, Erdogan a non seulement enlevé la tunique du sultan, mais aussi la peau du sultan, pour que l’option acrobatique prenne un chemin différent. Lequel chemin implique d’abandonner, sauf dans certains cas tactiques, les « néo-janissaires », c’est-à-dire les Frères Musulmans, Car après la « Grande Turquie », son rêve depuis qu’il a été élu maire d’Istanbul et qu’il a participé au balayage de ses rues pour redonner à cette ville sa gloire impériale alors qu’elle avait fini par ressembler à un dépotoir, il s’agit de faire de la Turquie une puissance mondiale !

Pour cela et après des années de trébuchements qui l’ont presque renversé de son trône, l’objectif d’Erdogan est d’activer l’économie en attirant les investissements (notamment auprès des Pays du Golfe qui les lui ont accordés ; Ndt), de développer l’arsenal militaire ainsi que sa technologie, et la rumeur dit qu’il songerait à tenter d’entrer dans le club nucléaire. Mais Israël, qui a menacé de frapper l’Iran au cas où il possèderait la bombe, peut-il accepter que la Turquie la possède ?

Certes, les Iraniens sont conscients des singularités visibles et invisibles d’Erdogan, comme de ses politiques visibles et invisibles. Mais traiter avec lui est une nécessité tactique. C’est ainsi qu’ils agissent tous. Ils savent qu’ils sont face à l’homme caméléon, mais ils sont contraints d’entretenir des relations avec lui, que ce soit dans les conflits internationaux ou dans les conflits régionaux.

Erdogan recevra bientôt Benyamin Netanyahu, après avoir reçu Mahmoud Abbas, pour suggérer que la discussion portera sur la question palestinienne. Mais dans l’ombre de son esprit trotte l’idée de devenir l’un des seigneurs de l’énergie en Méditerranée, au point de militer pour une « copropriété gazière » entre Ankara et Tel-Aviv. Aux dépens de qui ?

Puisse Dieu aider la Syrie et les Syriens, la Palestine et les Palestiniens et, bien sûr, le Liban et les Libanais…

Nabih al-Bourgi

2023/08/11

Traduit de l’arabe par Mouna Alno-Nakhal

Source : Addiyar (Liban)

[كوندومينيوم الغاز بين اردوغان ونتنياهو]

[*] Article de – Naram Sarjoun du 3 janvier 2023

[سوبر ماركت الأوهام .. من يشتري الوهم الا الواهمون؟ قلب الذئب في أنيابه 

Source : Mouna Alno-Nakhal