Par Bryce Green

L’opinion, ça se travaille. Publié avant l’invasion de l’Ukraine par Fairness & Accuracy In Reporting, site spécialisé dans l’analyse des médias US, cette analyse demeure tout à fait pertinente pour aider à comprendre certaines causes économiques, politiques et géopolitiques ayant conduit au déclenchement de la guerre. L’article démontre aussi comment l’opinion publique a sensiblement évolué en faveur d’une intervention de l’armée US. Éclairant, d’autant plus que le traitement médiatique est assez similaire chez nous. (IGA)

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Alors que les tensions commençaient à monter en Ukraine, les médias américains ont produit un flot d’articles tentant d’expliquer la situation sous des titres tels que « Ukraine Explained » (L’Ukraine expliquée, New York Times, 08/12/2021) et « What You Need to Know About Tensions Between Ukraine and Russia » (Ce que vous avez besoin de savoir à propos des tensions entre l’Ukraine et la Russie, Washington Post, 26/11/2021). Les encadrés présentent des informations qui tentent de replacer les gros titres dans leur contexte. Mais pour vraiment comprendre cette crise, il est nécessaire d’en apprendre bien plus que ce ces articles proposent.

Ces articles « explicatifs » sont emblématiques de la couverture de l’Ukraine dans le reste des médias dominants, qui ont presque unanimement donné une vision pro-occidentale des relations entre les États-Unis et la Russie et de l’histoire qui les sous-tend. Les médias se sont faits le relai du point de vue de ceux qui pensent que les États-Unis devraient jouer un rôle actif dans la politique ukrainienne et imposer leur vision par le biais de menaces militaires.

La ligne officielle est à peu près la suivante : La Russie défie l’OTAN et « l’ordre international fondé sur des normes » en menaçant d’envahir l’Ukraine, et l’administration Biden se devait de dissuader la Russie en fournissant davantage de garanties de sécurité au gouvernement Zelensky. Le récit officiel utilise l’annexion de la péninsule ukrainienne de Crimée par la Russie en 2014 comme point de départ des relations américano-russes et comme preuve de l’objectif de Poutine de reconstruire l’empire russe perdu depuis longtemps.

La revendication de la Russie auprès de l’OTAN de cesser son élargissement jusqu’aux frontières de la Russie est considérée comme une exigence si inconcevable qu’elle ne peut être interprétée que comme un prétexte pour envahir l’Ukraine. Par conséquent, les États-Unis devraient envoyer des armes et des troupes en Ukraine, et garantir la sécurité de ce pays par le biais des menaces militaires à l’encontre de la Russie (fair.org, 15/01/2022).

Le Washington Post se demande : « Pourquoi y a-t-il des tensions entre la Russie et l’Ukraine ? », et répond :

« En mars 2014, la Russie a annexé la Crimée aux dépens de l’Ukraine. Un mois plus tard, une guerre a éclaté entre les séparatistes ukrainiens alliés à la Russie et l’armée ukrainienne dans la région de Donbass, dans l’est de l’Ukraine. Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH) estime que plus de 13 000 personnes ont été tuées. »

Mais ce compte rendu est extrêmement trompeur, car il écarte le rôle crucial que les États-Unis ont joué dans l’escalade des tensions dans la région. Dans presque tous les cas que nous avons examinés, les reportages ont omis le rôle majeur des États-Unis dans le coup d’État de 2014 [la prétendue « révolution de Maïdan] qui a précédé l’annexion de la Crimée par la Russie. Se concentrer sur cette dernière étape ne sert qu’à fabriquer un consentement à l’intervention des États-Unis dans un pays étranger.

L’Occident veut des politiques favorables aux investisseurs en Ukraine

La toile de fond du coup d’État et de l’annexion de 2014 ne peut être comprise sans examiner la stratégie américaine visant à ouvrir les marchés ukrainiens aux investisseurs étrangers et à placer cette économie sous le contrôle de multinationales géantes.

L’un des outils clés de cette stratégie a été le Fonds monétaire international, qui utilise les prêts d’aide pour pousser les gouvernements à adopter des politiques favorables aux investisseurs étrangers. Le FMI est financé par le capital financier et les gouvernements occidentaux, et il les représente. Depuis des décennies, il est à l’avant-garde des efforts visant à remodeler les économies du monde entier, avec des résultats souvent désastreux. La guerre civile au Yémen et le coup d’État en Bolivie ont tous deux fait suite à un rejet des conditions du FMI.

En Ukraine, le FMI avait depuis longtemps prévu de mettre en œuvre une série de réformes économiques afin de rendre le pays plus attrayant pour les investisseurs. Ces réformes comprenaient la suppression du contrôle des salaires (c’est-à-dire faire baisser les salaires), la « réforme et la réduction » des secteurs de la santé et de l’éducation (qui représentaient la majeure partie de l’emploi en Ukraine) et la suppression des subventions au gaz naturel accordées aux citoyens ukrainiens, qui offrait une énergie abordable au grand public. Les organisateurs du coup d’État, comme la secrétaire d’État adjointe américaine Victoria Nuland, ont souligné à plusieurs reprises la nécessité pour le gouvernement ukrainien de mettre en œuvre les réformes « nécessaires ».

En 2013, après les premières mesures d’intégration à l’Occident, le président ukrainien Viktor Ianoukovitch s’est opposé à ces changements et a mis fin aux négociations d’intégration commerciale avec l’Union européenne. Quelques mois avant son renversement, il a relancé les négociations économiques avec la Russie, infligeant un affront majeur à la sphère économique occidentale. À ce moment-là, les protestations nationalistes s’intensifiaient et allaient renverser son gouvernement.

Après le coup d’État de 2014, le nouveau gouvernement a rapidement relancé l’accord avec l’Union européenne. Après avoir réduit de moitié les subventions au chauffage, il a obtenu un engagement de 27 milliards de dollars de la part du FMI. Parmi les objectifs du FMI figurait toujours la « réduction du rôle de l’État et des intérêts catégoriels dans l’économie », afin d’attirer davantage de capitaux étrangers.

Le FMI est l’une des nombreuses institutions mondiales dont le rôle dans le maintien des inégalités mondiales n’est souvent pas signalé et passe inaperçu aux yeux du grand public. La quête économique des États-Unis pour ouvrir les marchés mondiaux aux capitaux est un moteur essentiel des affaires internationales, mais si la presse choisit de l’ignorer, le débat public demeure incomplet et superficiel.

Les États-Unis ont aidé à renverser le président élu de l’Ukraine

Au cours du bras de fer entre les États-Unis et la Russie, les Américains se sont engagés dans une campagne de déstabilisation contre le gouvernement de Viktor Ianoukovitch (président de l’Ukraine de février 2010 à février 2014). Cette campagne a culminé avec le renversement du président élu lors de la révolution de Maïdan – également connue sous le nom de coup d’État de Maïdan – du nom de la place de Kiev où s’est déroulé l’essentiel des manifestations.

Alors que les troubles politiques submergeaient le pays à l’approche de 2014, les États-Unis alimentaient le sentiment antigouvernemental par le biais d’organisations telles que l’U.S. Agency for International Development (USAID) et la National Endowment for Democracy (NED), tout comme ils l’avaient fait en 2004. En décembre 2013, Nuland, la secrétaire d’État adjointe aux affaires européennes et défenseur de longue date du changement de régime, a déclaré que le gouvernement américain avait dépensé 5 milliards de dollars depuis 1991 afin de promouvoir la « démocratie » en Ukraine. L’argent a servi à soutenir de « hauts fonctionnaires du gouvernement ukrainien… [des] membres du monde des affaires ainsi que de la société civile de l’opposition » qui sont en harmonie avec les objectifs des États-Unis.

La NED est une organisation clé dans le réseau du soft power américain qui déverse 170 millions de dollars par an dans des organisations dédiées à la défense ou à l’installation de régimes favorables aux États-Unis. David Ignatius du Washington Post (22/09/1991) écrivait que l’organisation fonctionne en « faisant en public ce que la CIA faisait en privé ». La NED cible les gouvernements qui s’opposent à la politique militaire ou économique des États-Unis, en suscitant une opposition antigouvernementale.

Le conseil d’administration de la NED comprend Elliott Abrams, dont le dossier sordide va de l’affaire Iran/Contra dans les années 1980 aux efforts de l’administration Trump pour renverser le gouvernement vénézuélien. En 2013, le président de la NED, Carl Gershman, a écrit un article dans le Washington Post (26/09/2013) qui décrivait l’Ukraine comme le « premier prix » dans la rivalité Est/Ouest.  Après l’administration Obama, Nuland a rejoint le conseil d’administration de la NED avant de retourner au département d’État au sein de l’administration Biden en tant que sous-secrétaire d’État aux affaires politiques.

L’International Republican Institute (IRI) est l’un des nombreux bénéficiaires de l’argent de la NED pour des projets en Ukraine. L’IRI, autrefois présidé par le sénateur John McCain, a longtemps participé aux opérations américaines de changement de régime. Pendant les manifestations qui ont abouti à la chute du gouvernement de Yanoukovitch, McCain et d’autres responsables américains se sont rendus personnellement en Ukraine pour encourager les manifestants.

Des responsables américains ont été surpris en train de désigner le nouveau gouvernement

Le 6 février 2014, alors que les manifestations antigouvernementales s’intensifiaient, une source anonyme (dont beaucoup pensent qu’il s’agit de la Russie) a divulgué un appel entre la secrétaire d’État adjointe Nuland et l’ambassadeur américain en Ukraine Geoffrey Pyatt. Les deux responsables ont discuté de la question de savoir quels responsables de l’opposition pourraient faire partie d’un éventuel nouveau gouvernement, et ont convenu qu’Arseniy Yatsenyuk – que Nuland appelle par son surnom « Yats » – devrait en être le responsable. Il a également été convenu que quelqu’un de « haut placé » serait chargé de faire avancer les choses. Cette personne était Joe Biden.

Quelques semaines plus tard, le 22 février, après qu’un massacre perpétré par des tireurs d’élite suspects ait fait monter la tension, le Parlement ukrainien a rapidement démis Ianoukovitch de ses fonctions, dans le cadre d’une manœuvre constitutionnellement douteuse. M. Ianoukovitch a ensuite fui le pays, qualifiant ce renversement de coup d’État. Le 27 février, M. Yatsenyuk est devenu Premier ministre.

Quand l’appel de Nuland à Pyatt a fuité, les médias se sont aussitôt emparés de la phrase de Nuland « Fuck the EU » [L’Union européenne peut aller se faire foutre]. Le commentaire a fait les gros titres (Daily Beast, 06/02/2014 ; BuzzFeed, 06/02/2014 ; Atlantic, 06/02/2014 ; Guardian, 06/02/2014), tandis que les preuves attestant des efforts du côté des États-Unis pour le changement de gouvernement ont été minimisées. Avec le titre « Russia Claims U.S. Is Meddling Over Ukraine » (La Russie affirme que les États-Unis s’ingèrent en Ukraine) , le New York Times (06/02/2014) laisse un ennemi officiel des États-Unis énoncer les faits attestant de l’implication américaine en Ukraine, ce qui émousse leur effet sur le public. Le Times (06/02/2014) a ensuite décrit les deux responsables comme ayant « discuté de la crise politique à Kiev » et partagé « leurs points de vue sur la façon dont elle pourrait être résolue ».

Le Washington Post (06/02/2014) a reconnu que l’appel indiquait « un profond degré d’implication des États-Unis dans des affaires que Washington dit officiellement être du ressort de l’Ukraine », mais ce fait a rarement été pris en compte dans la couverture médiatique future de la relation États-Unis/Ukraine/Russie.

Washington a utilisé des nazis pour aider à renverser le gouvernement

L’opposition soutenue par Washington qui a renversé le gouvernement de Ianoukovitch était animée par des éléments d’extrême droite et ouvertement nazis tels que le parti politique Secteur droit. L’un des groupes d’extrême droite issus des manifestations était le bataillon Azov, une milice paramilitaire d’extrémistes néonazis. Ses dirigeants ont constitué l’avant-garde des manifestations anti-Ianoukovitch et ont même pris la parole lors d’événements sur la place Maïdan aux côtés de partisans américains du changement de régime comme McCain et Nuland.

Après le violent coup d’État, ces groupes ont ensuite été incorporés dans les forces armées ukrainiennes – ces mêmes forces armées auxquelles les États-Unis ont maintenant donné 2,5 milliards de dollars. Bien que le Congrès ait techniquement restreint l’envoi d’argent au bataillon Azov en 2018, les formateurs sur le terrain disent qu’il n’y a pas de mécanisme pour appliquer réellement cette disposition.  Depuis le coup d’État, les forces nationalistes ukrainiennes ont été responsables d’un grand nombre d’atrocités au cours de la guerre contre-insurrectionnelle.

L’influence de l’extrême droite s’est accrue dans toute l’Ukraine à la suite des actions de Washington. Le Conseil des droits de l’homme des Nations unies a récemment relevé que « les libertés fondamentales en Ukraine ont été réduites » depuis 2014, ce qui affaiblit encore l’argument selon lequel les États-Unis interviennent dans le pays au nom des valeurs libérales.

Parmi les néo-nazis américains, il existe même un mouvement visant à encourager les extrémistes de droite à rejoindre le bataillon Azov afin « d’acquérir une expérience du combat réel » en préparation d’une éventuelle guerre civile aux États-Unis.

Lors d’un récent vote des Nations unies à propos de la « lutte contre la glorification du nazisme, du néonazisme et d’autres pratiques qui contribuent à alimenter les formes contemporaines de racismes », les États-Unis et l’Ukraine ont été les deux seuls pays à voter contre.

Comme FAIR (15/01/22) l’a rapporté, entre le 6 décembre 2021 et le 6 janvier 2022, le New York Times a publié 228 articles faisant référence à l’Ukraine, mais aucun d’entre eux ne fait référence aux éléments pro-nazis de la politique ou du gouvernement ukrainien. On peut en dire autant des 201 articles du Washington Post sur le sujet.

Il n’y a pas que l’annexion de la Crimée

Les faits décrits ci-dessus fournissent un contexte plus large aux actions de la Russie après le coup d’État de 2014 et devraient réfuter la caricature d’un Empire russe voué s’étendre toujours plus. Du point de vue de la Russie, un adversaire de longue date avait réussi à renverser le gouvernement d’un pays voisin en faisant appel à de violents extrémistes d’extrême droite.

La péninsule de Crimée, qui faisait partie de la Russie jusqu’à son transfert à la République soviétique d’Ukraine en 1954, abrite l’une des deux bases navales russes ayant accès aux mers Noire et Méditerranée, l’un des théâtres maritimes les plus importants de l’histoire. Une Crimée contrôlée par un gouvernement ukrainien soutenu par les États-Unis représentait une menace majeure pour l’accès à la mer russe.

La péninsule – dont 82 % des foyers parlent russe, et seulement 2 % principalement ukrainien – a organisé un plébiscite en mars 2014 pour savoir si elle devait rejoindre la Russie ou rester sous le nouveau gouvernement ukrainien. Le camp pro-russe l’a emporté avec 95 % des voix. L’Assemblée générale des Nations unies, dirigée par les États-Unis, a voté pour ignorer les résultats du référendum au motif qu’il était contraire à la Constitution ukrainienne. Cette même Constitution qui avait été mise de côté pour évincer le président Ianoukovych un mois plus tôt.

Tout cela est passé sous silence dans la couverture médiatique occidentale.

Les États-Unis veulent élargir l’OTAN

Outre l’intégration de l’Ukraine dans la sphère économique dominée par les États-Unis, les planificateurs occidentaux veulent également son intégration sur le plan militaire. Pendant des années, les États-Unis ont cherché à étendre l’OTAN, une alliance militaire explicitement anti-russe. À l’origine et durant la Guerre froide, l’OTAN était présentée comme une réponse au Pacte de Varsovie. Après la chute de l’Union soviétique, les États-Unis ont promis à la nouvelle Russie de ne pas étendre l’OTAN à l’est de l’Allemagne. Malgré cet accord, les États-Unis ont continué à développer leur alliance militaire, en se rapprochant de plus en plus des frontières russes et en ignorant les objections de la Russie.

Cette histoire est parfois admise, mais généralement les médias dominants la minimisent. Dans une interview accordée au Washington Post (01/12/2021), le professeur Mary Sarotte, auteur de Not One Inch : America, Russia and the Making of Post-Cold War Stalemate [Pas un pouce : l’Amérique, la Russie et l’impasse de l’après-guerre froide], raconte qu’après l’effondrement de l’Union soviétique, « Washington a réalisé qu’il pouvait non seulement gagner gros, mais gagner encore plus gros. Pas un pouce de territoire ne devait être exclu de la pleine adhésion à l’OTAN ». L’approche « tout ou rien » des États-Unis en matière d’expansionnisme […] a maximisé le conflit avec Moscou », a-t-elle noté. Malheureusement, une seule interview ne suffit pas à couper court aux discours pro-OTAN.

En 2008, les membres de l’OTAN se sont engagés pour l’intégration de l’Ukraine dans l’alliance. La destitution du gouvernement pro-russe en 2014 a constitué un pas de géant vers la concrétisation de cet engagement. Récemment, le secrétaire général de l’OTAN, M. Stoltenberg, a annoncé que l’alliance s’en tenait aux plans visant à intégrer l’Ukraine dans l’alliance.

Bret Stephens, dans le New York Times (11/01/2022), a affirmé que si l’Ukraine n’était pas autorisée à rejoindre l’organisation, cela « briserait la colonne vertébrale de l’OTAN » et « mettrait fin à l’alliance occidentale telle que nous la connaissons depuis la Charte de l’Atlantique ».

Les États-Unis ne toléreraient pas ce que la Russie est censée accepter

Le renforcement de la présence russe à la frontière ukrainienne a fait couler beaucoup d’encre. Les reportages sur ce renforcement ont été amplifiés par les avertissements des responsables du renseignement américain concernant une attaque. Les médias se font souvent l’écho de l’annonce d’une invasion inévitable. Le comité éditorial du Washington Post (24/01/2022) a écrit que « Poutine peut utiliser – et utilisera – toute mesure que les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN prennent ou s’abstiennent de prendre comme prétexte à une agression ».

Mais Poutine a été clair sur la voie de la désescalade. Sa principale exigence a été la tenue de négociations directes pour mettre fin à l’élargissement de l’alliance militaire hostile jusqu’à ses frontières. Il a annoncé : « Nous avons clairement fait savoir que le déplacement de l’OTAN vers l’est est inacceptable » et que « les États-Unis ont des missiles à notre porte ». Poutine a demandé : « Comment les Américains réagiraient-ils si des missiles étaient placés à la frontière avec le Canada ou le Mexique ? »

Personne ne prend la peine de poser cette question importante dans les grands médias. Au lieu de cela, l’hypothèse est que Poutine devrait tolérer une alliance militaire hostile au seuil de sa frontière. Les États-Unis, semble-t-il, sont le seul pays autorisé à avoir une sphère d’influence.

Le New York Times (26/01/2022) a demandé : « L’Occident peut-il empêcher la Russie d’envahir l’Ukraine ? », mais ce même journal hausse les épaules devant le rejet par les États-Unis des conditions posées par Poutine, qu’il qualifie de « infondées ». Le Washington Post (10/12/2021) rapporte : « Certains analystes ont exprimé leur inquiétude quant au fait que le dirigeant russe formule des exigences qu’il sait que Washington rejettera, peut-être comme prétexte à une action militaire une fois qu’il aura été éconduit. » Le Post a cité un analyste : « Je ne nous vois pas leur donner quoi que ce soit qui suffirait à répondre à leurs demandes, et ce qui me trouble, c’est qu’ils le savent. »

La réaction de Poutine à l’expansionnisme occidental a également retenu l’attention en tant que prélude à des actions plus agressives. « L’Ukraine n’est qu’une petite partie des plans de Poutine », a averti le New York Times (07/01/2022). Le Times (26/01/2022) a ensuite décrit la politique ukrainienne de Poutine comme une tentative de « rétablir ce qu’il considère comme la place légitime de la Russie parmi les grandes puissances mondiales », plutôt que comme une tentative visant à éloigner l’armée américaine de sa frontière. USA Today (18/01/22) a averti ses lecteurs que Poutine « ne s’arrêtera pas » avec l’Ukraine.

Mais adopter ce point de vue est une faute diplomatique. Anatol Lieven (Responsible Statecraft, 03/01/2022), analyste au Quincy Institute, a écrit que l’acceptation par les États-Unis d’une Ukraine neutre serait un « pont d’or » qui, en plus de réduire les tensions entre les États-Unis et la Russie, pourrait permettre une solution politique à la guerre civile en Ukraine. Cette politique de retenue est considérée comme marginale dans l’establishment de la politique étrangère de Washington.

Le trou de mémoire

Tout ce contexte occulté permet aux faucons de promouvoir une escalade désastreuse des tensions. Le Wall Street Journal (22/12/2021) a publié un article d’opinion tentant de convaincre les lecteurs qu’il y avait un « avantage stratégique à risquer une guerre en Ukraine ». L’article, rédigé par John Deni de l’U.S. Army War College, résume les points de discussion habituels des faucons et affirme qu’une Ukraine neutre est « un anathème pour les valeurs occidentales d’autodétermination et de souveraineté nationales ».

Dans une version moderne du piège afghan de Zbigniew Brzezinski, Deni a affirmé que la guerre en Ukraine pourrait en fait servir les intérêts américains en affaiblissant la Russie : Une telle guerre, aussi désastreuse soit-elle, « forgerait un consensus anti-russe encore plus fort à travers l’Europe », recentrerait l’OTAN contre l’ennemi principal, entraînerait « des sanctions économiques qui affaibliraient encore plus l’économie russe » et « saperait la force et le moral de l’armée russe tout en sapant la popularité intérieure de M. Poutine ». L’escalade des tensions est donc une situation gagnant-gagnant pour Washington.

Dans la récente vague d’articles sur l’Ukraine, rares sont ceux qui relatent l’histoire cruciale évoquée ci-dessus. Si l’on dit la vérité sur les objectifs de la politique étrangère américaine de l’après-guerre froide, le tableau actuel paraît beaucoup moins unilatéral. Imaginez comment les États-Unis se comporteraient si Poutine commençait à essayer d’intégrer un voisin américain dans une alliance militaire hostile après avoir aidé à renverser son gouvernement.

L’impératif économique de l’ouverture des marchés étrangers, la volonté de l’OTAN de s’opposer à la Russie, le soutien des États-Unis au coup d’État de 2014 et leur participation directe à la formation du nouveau gouvernement doivent tous être relégués aux oubliettes si l’on veut que la ligne officielle ait une quelconque crédibilité. Une fois tous ces faits masqués, il est facile d’accepter la fiction selon laquelle l’Ukraine est un champ de bataille entre d’un côté un « ordre fondé sur des règles » et de l’autre l’autocratie russe.

En effet, le comité éditorial du Washington Post (08/12/2021) a récemment comparé les négociations avec Poutine avec la politique de l’apaisement face à Hitler à Munich en 1938. Il a demandé à Biden de « résister aux exigences exagérées de Poutine en Ukraine », « de peur qu’il ne déstabilise toute l’Europe au profit de la Russie autocratique ». Ce n’est pas la seule fois que le journal fait l’analogie avec Munich ; le Post (10/12/2021) a publié un article de l’ancien rédacteur de discours de George W. Bush, Marc Thiessen, intitulé « On Ukraine, Biden Is Channeling His Inner Neville Chamberlain » [Sur l’Ukraine, Biden fait appel à son Neville Chamberlain intérieur].

Dans le New York Times (10/12/2021), Alexander Vindman, collaborateur du NSC de Trump, a déclaré aux lecteurs « Comment les États-Unis peuvent briser l’emprise de Poutine sur l’Ukraine » et a exhorté l’administration Biden à envoyer des troupes américaines actives dans le pays. Une « Ukraine libre et souveraine », a-t-il dit, est vitale pour « faire avancer les intérêts des États-Unis contre ceux de la Russie et de la Chine ». Le journaliste du Times Michael Crowley (16/12/2021) a également présenté l’impasse ukrainienne comme un autre « test de la crédibilité des États-Unis à l’étranger », après que cette crédibilité ait été prétendument endommagée avec la fin de la guerre en Afghanistan.

Dans un grand reportage du New York Times (16/01/2022) sur l’Ukraine, le rôle joué par les États-Unis dans la montée des tensions a été complètement omis, au profit d’un blâme exclusif de la « belligérance russe ».

En conséquence de cette couverture médiatique, la mentalité interventionniste s’est répandue dans l’opinion publique. Selon un sondage, si la Russie envahit effectivement l’Ukraine, 50 % des Américains sont favorables à ce que les États-Unis s’engagent dans un nouveau bourbier, contre seulement 30 % en 2014. Biden, cependant, a déclaré qu’aucune troupe américaine ne sera envoyée en Ukraine. Au lieu de cela, les États-Unis et l’Union européenne ont brandi la menace de sanctions ou de soutien à une insurrection rebelle en cas d’invasion par la Russie.

Au cours des dernières semaines, plusieurs pourparlers entre les États-Unis et la Russie ont échoué, les États-Unis refusant de modifier leurs plans pour l’Ukraine. Le Congrès américain s’empresse d’adopter un paquet d’ « aide mortelle » pour envoyer davantage d’armes à la frontière agitée. Peut-être que si le public était mieux informé, il y aurait davantage de pression intérieure sur Biden pour mettre fin à la politique de la corde raide et chercher une véritable solution au problème.

Source originale: FAIR

Traduit de l’anglais par Jules pour Investig’Action

Source : Investig’Action
https://www.investigaction.net/fr/…

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