Par Luis Carlos Barragan

Alors que le canal de Suez a fait les gros titres de l’actualité internationale pendant une semaine, et que les folliculaires à la Zemmour en ont profité pour rappeler les « bienfaits de la colonisation », il est bon de souligner cet aspect méconnu de la construction du canal.

Par Luis Carlos Barragan 

Source : Egyptian Streets, 14 septembre 2018

Traduction : lecridespeuples.fr

Le canal de Suez reste, dans l’imaginaire du monde, l’un des travaux d’ingénierie les plus fantastiques jamais réalisés.

Qui aurait imaginé qu’il était possible d’unir deux mers, pour que de grands navires puissent passer de l’une à l’autre, raccourcissant les voyages de longue distance qui étaient jusque-là contraints de faire le tour de toute l’Afrique ? C’était une démonstration des capacités humaines à remodeler la planète pour répondre à nos besoins.

Le Français Ferdinand de Lesseps, l’homme derrière le projet du canal de Suez, a été consacré en tant que héros national en France et a reçu la médaille de l’ordre de la Légion d’honneur, la plus haute distinction pour des réalisations militaires ou civiles. Le travail sur le canal a été annoncé comme la grande merveille qu’il était, en utilisant une technique relativement nouvelle à l’époque : la photographie.

La photographie, témoin de la construction

Le processus de construction à la fois du canal de Suez et du canal d’Ismailiya, beaucoup moins promu par la publicité mais également planifié par des ingénieurs français, a été abondamment documenté.

Ces photographies, cependant, étaient plus que de simples photographies, elles étaient chargées d’idéologie et avaient un but. Elles représentaient, avec des preuves tangibles, les idées de progrès et de développement technologique, faisaient connaître le projet aux investisseurs et montraient la monumentalité de la tâche et la technologie qui a été utilisée pour la mener à bien.

La Compagnie du canal de Suez, ainsi que des photographes indépendants comme Hippolyte Arnoux et Justin Kozlowski, ont produit une grande quantité de ces images, la plupart représentant les dragues et autres machines modernes (à l’époque).

Certaines des machines flottaient, seules au travail ; ce sont ces tableaux qui sont également vendus aux voyageurs comme souvenirs, et exposés aux expositions universelles comme cela s’est produit, par exemple, à Paris en 1889.

Doctorant à l’Institut de Technologie du New Jersey, Mohamed Gamal El-Din, invité au Séminaire annuel d’histoire organisé par l’Université américaine du Caire pour parler de ses recherches, s’est intéressé à l’histoire urbaine de Suez du point de vue des ouvriers.

Plus il cherchait, plus un fait très significatif devenait évident : les ouvriers avaient été exclus des archives photographiques.

Les images de la construction du canal ont été réalisées et diffusées si abondamment qu’elles apparaissent aujourd’hui dans de nombreuses archives, bibliothèques et collections privées du monde entier. Le schéma s’est toujours répété : des machines uniquement, pas d’humains, à l’exception de quelques expatriés européens. Où étaient les ouvriers ?

Gamal el-Din conclut que ces images étaient la preuve de « l’expansion militaire et économique européenne » sur l’Orient, citant le chercheur Leonard Koos.

Elèves de CM1 et CM2 d’Alexandrie faisant allégeance à la Mission Laïque Française en formant son sigle, prosternés de manière humiliante devant le « Maître Blanc » (1931). Leçon bien apprise ! Cette autre belle photo qui illustre les « valeurs civilisatrices » servies par la France, en asservissant les populations. Colonialisme, clientélisme et censure : l’autre visage de la Mission laïque française

Les photographies étaient une image vivante du colonialisme, expliquant, modifiant et contrôlant le paysage égyptien, et confirmant la centralité des Européens et de leur technologie, par rapport aux peuples qui étaient moins développés.

Les images d’ouvriers sont presque inexistantes, mais la même paysannerie a toujours été représentée dans le cadre d’une Fantasia —démonstration équestre de cavaliers arabes— orientalisée : exotique, romantique, étrange et facile à apprivoiser. Le public était avide de réalité, mais les appareils photographiques n’ont pris qu’une seule image de cette réalité, car on peut toujours choisir quoi cadrer et ce qu’il faut laisser hors champ. Comment les travailleurs étaient-ils traités ?

La société française de Suez était clairement endettée et n’allait pas être en mesure de terminer les travaux dans le canal à temps ; elle a donc fait pression sur le vice-roi Sa’id Pacha et le vice-régent Ismaïl Pacha pour qu’ils fournissent et payent des milliers et des milliers de travailleurs dans le cadre d’un accord avec Lesseps en 1858.

Les rapports indiquent qu’en 1862, 55 834 hommes et garçons vivaient dans des abris provisoires en feuilles de tamaris, surpeuplés, avec un nombre total de 120 933 entre 1861 et 1862.

Un missionnaire anglican, George Percy Badger, a confirmé que le nombre de travailleurs se comptait en milliers et a témoigné qu’ils avaient reçu une promesse de paiement mais qu’ils avaient maintenant perdu espoir à ce sujet, étant forcés de travailler et voulant rentrer chez eux.

La réalité des ouvriers du canal était épouvantable. Le Chantier du Canal de Suez (1859-1869), ouvrage de Nathalie Montel, a montré que les ouvriers n’avaient même pas assez à boire sous le soleil brûlant et qu’il y avait deux types de vie autour du canal. D’un côté, il y avait des rives aménagées, des boulangeries et des bars pour les expatriés, et de l’autre la misère et la famine du travail forcé.

Le canal de Suez : Une histoire épique d’un peuple et le rêve des générations, publié par le ministère égyptien de l’Éducation en 2014, affirme que dans l’ensemble, 1 million d’Égyptiens ont été employés dans la construction et qu’environ 100 000 sont morts de 1859 à 1869.

Les archives de la bibliothèque d’Alexandrie montrent que les maladies les plus courantes étaient la dysenterie, la variole, la tuberculose, l’hépatite et le choléra, ce dernier étant si mortel qu’en 1865, il n’y avait pas assez d’hommes pour porter les cadavres. Le travail forcé dans le creusement du canal de Suez, un autre livre sur le sujet de l’égyptien Abdelaziz Al Shennawi, a montré que l’essentiel du travail était fait à la main.

Les seules preuves de l’existence de ces travailleurs dans les archives de l’entreprise sont les plans de simples abris pour les accueillir, utilisant des structures faciles à assembler et à démonter. Mais il n’y en a aucune trace, ils étaient trop primitifs pour être photographiés, et pour faire partie de l’idée de développement et de progrès qu’ils voulaient vendre.

Le canal de Suez a été inauguré le 17 novembre 1869. Ici, une flotte de navires entrent dans le canal.

Nouveaux temps, nouveaux travailleurs : l’histoire se répète

Mais cette histoire n’est pas unique : même récemment, des rapports sur les travailleurs indiens contraints de vivre dans des conditions insalubres à Dubaï ont été révélés, et parfois même comparés à l’esclavage. De nombreux agents non enregistrés emmènent ces travailleurs dans des conditions obscures, conservant leurs passeports, les forçant à vivre dans des espaces surpeuplés et parfois dépourvus de services sanitaires de base. Ce n’est pas le Dubaï que nous connaissons tous pour son architecture merveilleuse et moderne, et évidemment pas l’image officielle que le gouvernement tente de montrer au public.

Quand j’ai posé des questions sur le nouveau canal de Suez inauguré en 2015, Gamal El-Din a convenu que le projet était également présenté comme un projet dans lequel la technologie prenait le pas sur le travail humain. Des pièces de monnaie, des publicités et des bannières, ainsi que des campagnes dans lesquelles les gens pouvaient investir avec aussi peu qu’une livre égyptienne ont également fait du nouveau canal de Suez un projet « de construction de la nation dans une ère post-révolutionnaire », a-t-il dit, et dans lequel les ouvriers n’étaient pas présents.

Les histoires des ouvriers égyptiens d’aujourd’hui ne sont peut-être pas aussi terrifiantes que celles des ouvriers du premier canal, mais les histoires de ces ouvriers doivent encore être écrites.

Le plus grand et le plus récent porte-conteneurs au monde, le CMA CGM Marco Polo, traverse le canal de Suez avant la cérémonie d’ouverture.

Cette recherche sur le canal de Suez n’est qu’une petite partie d’un effort plus large de Gamal al-Din pour montrer l’histoire telle qu’elle n’a pas été racontée. Il tente de donner une voix à ceux qui ont été systématiquement exclus de l’histoire, de se faire une idée plus large des salariés, des lieux où ils travaillaient et où ils vivaient au XIXe siècle, et comment ils ont fini par façonner les villes modernes que nous connaissons aujourd’hui.

Cependant, son point de vue sur le travail est essentiel pour comprendre le travail aujourd’hui et comment, après beaucoup de travail des syndicats et des associations de défense des droits des travailleurs, les ouvriers sont encore négligés d’une manière ou d’une autre, pas seulement au Moyen-Orient, mais partout dans le monde.

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Source : Le Cri des Peuples
https://lecridespeuples.fr/…