Par Karine Bechet-Golovko

Hier, la saga des négociations russo-ukrainiennes nous a apporté sa nouvelle portion d’étranges annonces. Medinsky, figure parlante de ces pourparlers, se dit satisfait des avancées, les Ukrainiens ont accepté la neutralité et de ne pas récupérer militairement le Donbass et la Crimée. Et l’on apprend que les Ukrainiens proposent 15 ans de négociation sur la Crimée, un protectorat global et ne reconnaissent que leurs frontières. Un missile Tochka U, pour illustrer cela tombe sur Lougansk, pendant que le ministère russe de la Défense annonce une réduction significative de l’intensité des combats vers Kiev. De quoi la Russie peut-elle être satisfaite ? La Russie, je ne sais pas, mais Abramovich, nommé par Poutine sur recommandation de l’autre partie pour « faciliter » discrètement ces pourparlers, sort de l’ombre et le résultat est bien celui d’un marchand de tapis – à grande échelle. Il semblerait que les élites russes n’aient pas le courage politique de gagner cette guerre. Alors pourquoi être entré dans le conflit ?

Les pourparlers à Istambul furent plein de surprises. Tout d’abord, nous avons vu apparaître au grand jour la figure d’Abramovich, cet oligarque bien implanté à Londres, qui a dû se rapatrier sur la Russie suite aux sanctions. Et grâce à un article à double entrée du WSJ, parlant d’un risque d’empoisonnement d’Abramovich, le négociateur « russe », à Kiev le 3 mars, nous apprenons que ,très discrètement, alors que Medinsky and co sont lancés dans tous les médias russes en rideau de fumée, en fait Abramovich fait le travail. Très mal à l’aise, et pour cause, le Kremlin déclare du bout des lèvres qu’il a été nommé par Poutine, car il est bien vu par les parties au conflit, pour aider dans les premiers temps. Ensuite, l’on apprend, qu’il ne s’agit pas des « premiers temps », mais d’un travail de sape fond continue. En contrepartie, il a été enlevé de la liste des sanctions par les Etats-Unis, formellement sur demande de Zelensky. Nous ne pouvons qu’être profondément touchés par tant d’empressement des américano-ukrainiens pour organiser des négociations … secrètes contre avec la Russie. De plus en plus mal à l’aise, Peskov affirme qu’il accompagne la délégation russe, qu’il assiste aux pourparlers, mais ne fait pas formellement partie de la délégation. La Turquie dément dans la foulée : non, Abramovich est entré en Turquie comme membre de la délégation russe et comment en effet sinon serait-il entré sur le territoire d’un pays de l’OTAN, alors qu’il devrait être sous sanctions ? 

Le malaise est général et les médias tentent de rattraper la sauce comme ils le peuvent. Un politologue-caniche de poche est mis en avant pour justifier l’inqualifiable et explique, non sans rire (et vous, ne pleurez pas) la chose : Abramovich a fait du fric, donc il est créatif et surtout il est Juif, comme Zelensky, donc ils arriveront à se comprendre. Sic ! L’on atteint les bas-fonds de ce monde de marchands.

Précisons encore qu’à Istanbul, Abramovitch s’est entretenu avec Erdogan avant le début offiiciel des pourparlers. Et voici ce qui est ressorti de ce processus. Soulignons immédiatement, que selon Medinsky, les pourparlers furent, je cite, constructifs. Vous pourrez vous faire une idée vous-même de leur caractère constructif (pour qui ?).

D’un côté, Medinsky annonce que l’Ukraine renonce à récupérer par les armes la Crimée et le Donbass. Quelle belle victoire, me direz-vous! Or, précisons que la délégation ukrainienne, en fait, a proposé 15 ans de négociation sur la Crimée (jusque-là, la Russie avait toujours refusé de discuter le statut de la Crimée, qu’elle considérait incontestablement russe) et que le statut du Donbass soit directement discuté entre Poutine et Zelensky. Il y a une légère divergence entre la présentation médiatique et le contenu politique. Par ailleurs, le représentant ukrainien à l’ONU a déjà rappelé que les seules frontières acceptables sont celles de l’Ukraine, avant le conflit. En ce qui concerne le renoncement à la force, pour illustrer sa bonne volonté, Kiev a lancé un missile Tochka-U sur Lougansk.

Ce qui confirme à sa manière, par ailleurs, les déclarations plus que surprenantes de Choïgou, ministre russe de la Défense, hier selon lesquelles les principaux objectifs de l’opération en Ukraine étaient atteint, que l’armée ukrainienne a été lourdement touchée … Si l’armée russe a effectivement détruit une grande partie de l’arsenal et des infrastructures militaires ukrainiennes, nous ne sommes pas dans un jeu vidéo ou face à un décompte comptable, la capacité de nuisance de l’armée ukrainienne, grâce au soutien indéfectible des pays de l’OTAN, est toujours significatif. Comme nous le voyons tous les jours. Et si la pression s’affaiblit, il va rapidement réaugmenter, alors tout sera à refaire … ou à abandonner.

Medinsky affirme que l’Ukraine est d’accord pour un statut neutre. Rappelons, quand même, qu’elle n’avait de toute manière avant le début du conflit, quasiment aucune chance d’entrer dans l’OTAN. Mais du coup, la Russie déclare, qu’elle ne voit aucun problème si l’Ukraine entre dans l’UE (alors que, précédemment, elle voyait un problème avec le simple accord de coopération UE-Ukraine). Côté ukrainien, la position est très claire, l’Ukraine exige un protectorat global en contre-partie de quoi elle n’aura pas de bases militaires étrangères sur son territoire (qui va le contrôler et pour combien de temps) et elle pourra continuer à participer et accueillir des exercices militaires (donc rien ne change). Et des pays-garants (système juridique du protectorat) devront garantir sa sécurité. Il s’agit d’une prise en charge par le Conseil de sécurité de l’ONU, le Canada, les USA, la Russie et la Chine, l’Italie, la Turquie, la Pologne, Israël et tous ceux qui le veulent. Un accord doit être ratifié et signé par tous les garants, reconnaissant leur devoir d’intervenir, comme pour l’art. 5 de l’OTAN, dans un délai de 3 jours, au moindre signe de danger potentiel. Traduction – en moins de trois jours, la Russie n’aura plus aucun accès à l’Ukraine. Et champignon sur le tas fumant : selon la délégation ukrainienne, non seulement ces pays-garants, dont la Russie, n’empêchent pas l’Ukraine d’entrer dans l’UE, mais ils doivent y contribuer. Amen ! Il fallait vraiment lancer cette opération spéciale en Ukraine pour arriver à cela.

Au passage, l’Ukraine vient de recevoir une invitation de l’OTAN de participer au sommet des 6 et 7 avril. Mais cela ne semble déranger personne en Russie. Nous n’en sommes plus là.

Selon Medinsky, la Russie va examiner ces propositions ukrainiennes (si, si, 15 ans de négociations sur la Crimée, l’entrée de l’Ukraine dans l’UE, etc.) et la Russie estime qu’une rencontre Poutine / Zelensky est possible au moment où les ministres des Affaires étrangères ukrainien et russe signeront ces documents. Et pour faire preuve de sa bonne volonté, le ministère russe de la Défense a décidé de radicalement ralentir son activité militaire vers Kiev et Tchernigov. En échange de quoi ? Des tirs ukrainiens contre le Donbass ? Soulignons que selon le représentant de l’Ukraine à l’ONU, de toute manière, l’accord ne sera signé par l’Ukraine qu’après le retrait total des forces armées russes d’Ukraine à la position qu’elles occupaient avant le 23 février. Ce qui promet de belles répressions dans la région de Kherson et dans les territoires « libérés » par l’armée russe, si elle part aussi rapidement qu’elle est venue. Dans tous les cas, ces pourparlers sapent profondément la confiance que la population ukrainienne pouvait avoir en la Russie de réellement changer la situation. Le problème n’est pas que l’Ukraine fassent ces propositions, le problème est que la délégation russe non seulement ne quitte pas la table des négociations après un tel affront, non seulement continue à participer à des pourparlers de plus en plus contraignant et maintenant sur le territoire de l’OTAN, mais qu’en plus elle accepte de les analyser, donc entre dans le dialogue contre ses intérêts stratégiques. Elle fait preuve de faiblesse et la faiblesse ça ne se pardonne pas en temps de guerre.

Blinken a annoncé soutenir ces pourparlers. Et CNN a déjà victorieusement déclaré hier soir que des bataillons de l’armée russe se retiraient des environs de Kiev. Ce qui est annoncé comme « un changement stratégique majeur ». 

Pouchiline appelle la Russie à ne pas croire et à ne pas faire confiance à l’Ukraine, cela fait 8 ans que le Donbass discute avec l’Ukraine sous les attaques de l’armée et ils savent à quoi s’en tenir. Oleg Tsarev ne savait pas comment réagir hier soir, appelait à attendre pour voir ce qui allait se passer, affirmait recevoir beaucoup de courriers interrogatifs, mais les commentaires des lecteurs étaient très violents et se résumaient à un terme « trahison ». Il faut dire que le Donbass en général et Tsarev en particulier ont déjà fait les frais d’une trahison en rase campagne en 2014, avec l’abandon du projet Novorossia, l’abandon de Mariupol pour sauver les intérêts de l’oligarque ukrainien Akhmetov (cette partie de la ville de Mariupol où se trouve son usine n’a toujours pas, étrangement, été reprise aujourd’hui), l’abandon des activistes à Odessa, qui l’on payé de leur vie. Ce matin, sur quelles sources, on ne sait pas, espérons qu’il ne s’agisse pas simplement d’un espoir, Oleg Tsarev déclare :

« Je ne sais pas si je vais plaire ou décevoir qui que ce soit, mais ni des accords de paix rapides, ni une fin rapide de la campagne militaire ne semblent encore en vue. Nous devons rassembler nos forces et être patients.« 

Rares sont ceux, qui ont le courage aujoud’hui de critiquer ouvertement ces négociations et leur résultat. Kadyrov et Mironov, à la tête du parti parlementaire Russie Juste, montent au créneau pour que la Russie aille au bout de la logique de cette opération. Très peu de politologues font preuve de courage, l’on notera Vladimir Kireev, qui sougline les risques catastrophiques pour la Russie : perdre l’Ukraine, risquer le Donbass et la Crimée, et encourager les sanctions, puisque la Russie aura fait preuve de faiblesse, au moins militaire. Mais la faiblesse est-elle militaire ou politique ? Comment expliquer l’implication par Poutine d’un personnage aussi pourri qu’Abramovich dès le début de l’opération, pour négocier. Pour négocier quoi pendant que les militaires russes se battent, que les civils sont appelés en Ukraine à soutenir à la Russie ? Au nom de quoi ? Des intérêts de « l’internationale des oligarques », défendus par Abramovich – nommé par Poutine ?

Le patriotisme à la Abramovitch, qui a trois nationalités (russe, israélienne et portugaise) a un mauvais goût de pleutrerie. Si l’on ne peut attendre autre chose d’un individu, qui passe entre les sanctions pour mener les négociations (dans ce cas, quels intérêts peut-il défendre?), le silence de l’élite politique dirigeante est beaucoup plus inquiétant. Aujourd’hui, on a l’impression que tout le monde retient son souffle.

Source : Russie politics
http://russiepolitics.blogspot.com/…

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