Par Karine Bechet-Golovko

Hier, le ministère russe de la Défense a annoncé se retirer de l’Île aux serpents, cette petite île militaire dans la mer Noire, point stratégique permettant le contrôle du ciel, à proximité de la Roumanie et point essentiel pour le contrôle d’Odessa. Formellement, les objectifs ont été remplis et il faut sauver le Soldat Famine. Autant sur le fond que sur la forme, les raisons et la manière dont ce retrait a été annoncé soulèvent beaucoup de questions. Puisque le blé ukrainien peut-être exporté par d’autres voies, terrestres, quel est le rapport entre ce recul stratégique et symbolique de l’armée russe et le sauvetage du monde d’une famine médiatico-idéologique ? Pourquoi reprendre l’expression « geste de bonne volonté » pour tenter de justifier cette décision, après la douloureuse expérience des négociations en Turquie et la mise en scène de Boutcha? Chacun a le droit de commettre une erreur. Une fois. La même. Ensuite, cela devient une politique. La Russie a le don le perdre politiquement, ce qu’elle gagne militairement. La question de la déglobalisation du mode de pensée des élites intérieures devient urgente.

La politique a ses raisons, que la raison ne connaît pas. Dans un communiqué surréaliste, le ministère russe de la Défense annonce le retrait des forces armées russes de l’Île des serpents, après de longs combats et la grande victoire de mai (voir notre texte ici) contre les forces ukrainiennes et de l’OTAN. Je cite :

« Le 30 juin, dans un geste de bonne volonté, les Forces armées de la Fédération de Russie ont achevé les tâches qui leur avaient été assignées sur l’île des serpents et ont retiré la garnison qui y était stationnée. »

L’on aimerait beaucoup savoir de quelles tâches il s’agit … Le contrôle de cette zone stratégique de la mer Noire et en perspective la libération d’Odessa ne sont donc plus en perspective ? Quelle étrange argumentation, quel manque affiché de vision stratégique à long terme. Cela donne l’impression qu’il ne s’agit que d’une tactique à court terme … 

Ensuite, le communiqué plonge corps et âme dans la rhétorique globaliste :

« Ainsi, la Fédération de Russie montre à la communauté internationale, qu’elle n’interfère pas avec les efforts de l’ONU pour organiser un couloir humanitaire pour l’exportation de produits agricoles depuis le territoire de l’Ukraine. »

C’est ainsi, que nous apprenons que le monde ne vit que de blé ukrainien, stocké à Odessa et transitant exclusivement par la mer Noire.  Le problème de l’exportation des céréales provenant d’Inde est oublié, le fait qu’il existe d’autres moyens d’exporter ce blé (par exemple le circuit inverse de celui des livraisons d’armes …) passe aux oubliettes. Il faut abandonner l’Île des serpents pour sauver le monde d’une famine médiatico-idéologique ! Magnifique pour un pays, qui prétend, au moins officiellement, remettre en cause les règles du jeu globaliste, que de reprendre docilement le discours de ce monde global, dès qu’il devient insistant. Après la soumission au discours covidien, voici la soumission au discours de la famine ? 

Et si ensuite il sera exigé d’aménager Kherson, par exemple, pour sauver le monde de la famine, l’armée russe aussi va se retirer ? Quelle est la limite, sinon politique, du moins morale de ces décisions, qui ne peuvent être prises qu’au sommet de l’Etat ? Quel est le respect envers les soldats russes, qui se sont battus quotidiennement pour le contrôle de cette Île, ont été blessés, sont morts ; pour les civils dans les régions libérées, qui font confiance à l’armée russe et se placent sous sa protection contre le régime maîdanien ? 

Sur le fond de la décision, sur le plan stratégique, beaucoup de questions restent sans réponse – en tout cas, si l’on tient compte de l’intérêt national et non pas de l’intérêt globaliste. D’autant plus qu’une magnifique campagne de comm se met en route, et les médias atlantistes auraient tort de s’en priver – c’est bien tout l’intérêt d’avoir conduit la Russie à prendre cette décision, que de pouvoir remettre en cause ses victoires militaires.

En France, Libé est à la hauteur des attentes de ses maîtres. Extrait :

« «Je remercie les défenseurs de la région d’Odessa qui ont fait le maximum pour libérer un territoire stratégiquement important, a triomphé sur Telegram le commandant en chef des forces armées ukrainiennes, Valeriï Zaloujniï. Incapables de résister au feu de notre artillerie, de nos missiles et de nos frappes aériennes, les occupants ont quitté l’île aux Serpents.» Situé à 35 kilomètres des côtes ukrainiennes, le petit territoire rocheux a été pilonné depuis la terre ferme. Les frappes duraient depuis plusieurs semaines. Elles ont fini par faire céder les forces russes. « 

Libé est dans la ligne du New York Times de ce matin, dont ont peut lire dans le briefing :

« Les troupes russes se sont retirées de Snake Island, un avant-poste minuscule mais stratégique de la mer Noire, après les assauts répétés des forces ukrainiennes. (…) Ce développement est un revers pour les forces de Moscou. Il y a à peine une semaine, le Kremlin s’est vanté d’avoir repoussé une tentative ukrainienne de reprendre l’île. »

Et désormais, le ministère de la Défense devant se justifier, pas très clairement par ailleurs : 

« Le site est en effet d’une importance stratégique, mais pour le moment il a rempli son rôle de contrôle de l’espace aérien, et compte tenu des attaques constantes des forces armées ukrainiennes, d’importantes ressources ont été consacrées à sa conservation. L’Île des serpents est une île de type volcanique, sur laquelle il n’y a pratiquement pas de végétation et d’abris, et il est difficile de la maintenir dans des conditions de confrontation ouverte. Dans le même temps, la garnison russe a résisté avec succès à plusieurs attaques, malgré des attaques d’information régulières de la part des dirigeants ukrainiens, il n’y a pas un seul rapport confirmé d’opérations réussies. Néanmoins, selon une déclaration faite plus tôt par le ministère russe de la Défense sur la priorité principale accordée à la vie des soldats et des officiers des forces armées russes, la décision a été prise de retirer la garnison de l’île afin d’éviter des pertes. La partie ukrainienne essaie de transformer cela en victoire, y compris avec l’aide des médias internationaux, mais il n’y a pas de conditions préalables pour cela. « 

Avec des démentis de cette qualité, confirmant in fine ce qu’il est prévu de démentir, à savoir que ce n’est pas sous pression militaire que la Russie abandonne l’Île, il vaut mieux parfois se taire. Sans oublier qu’affirmer que le contrôle de l’espace aérien n’est plus nécessaire est plus que surprenant.

Voici d’ailleurs la publication de Zelensky, qui savoure cette victoire politique inattendue :

« Sans aucun doute, le mot principal aujourd’hui est Zmiinyi. Apparemment, on n’a autant parlé de Zmiinyi que le jour où le navire russe y est arrivé. Puis le navire est parti – pour toujours, et maintenant l’île est à nouveau libre. Je suis reconnaissant au renseignement de défense de l’Ukraine, aux combattants de « Alpha », je suis reconnaissant à nos artilleurs, pilotes de l’aviation de l’armée et de l’armée de l’air, au commandement de « Oleksandriya ». »

Ce qui a réellement choqué, par ailleurs, purement sur la forme, est l’emploi de ce mem, qui a déjà provoqué une très violente réaction de rejet lors du retrait des forces armées russes suite aux négociations en Turquie, ce qualificatif d’acte « de bonne volonté ». Sans aucune contre-partie, cette fois non plus. Les preuves de faiblesse dans un conflit sont très mal prises par l’opinion publique. Quelle est cette manie des élites russes d’abandonner politiquement, ce que l’armée se bat pour défendre ?

Le poids du discours global est-il à ce point irrésistible, que le Président en arrive à suivre ces impératifs ? Rappelons que Poutine a discuté avec le Secrétaire général de l’ONU sur cette famine médiatico-idéologique, que le Président indonésien était justement à Moscou avec son invitation pour le G20 de novembre (où il faudra traiter de la question de cette fameuse famine) et un message de Zelensky (puisqu’il était à Kiev la veille).  Bien que Poutine déclare très justement lors de la conférence de presse, qu’en dehors de la voie maritime (même si la Russie n’empêche pas l’Ukraine de déminer le chenal), il est possible de faire sortir ce blé par voie terrestre, il annonce bien ce retrait … pour sauver le monde de la famine. Comme si c’était plus fort que lui.

La Russie ne peut pas mener à bien cette opération militaire en suivant les impératifs toujours renouvelés du monde global, elle ne peut pas mener à bien cette guerre (qui dépasse largement l’Ukraine) sans déglobaliser le mode de pensée des élites dirigeantes. Sinon, elle va perdre politiquement, tout ce que les efforts de l’armée lui apportent de victoires.

Source : Russie politics
http://russiepolitics.blogspot.com/…

Notre dossier Russie