Le Premier ministre britannique Boris Johnson, le Premier ministre australien Scott Morrison et le président américain Joe Biden lors d’une conférence de presse conjointe via AVL depuis The Blue Room du Parlement à Canberra, le jeudi 16 septembre 2021. (AAP Image/Mick Tsikas) PAS D’ARCHIVAGE

Par Sarang Shidore

Le réseau toujours plus dense d’interconnexions militaires que tisse Washington va mener tout droit à une Guerre froide.

Source : Responsible Statecraft, Sarang Shidore
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

L’annonce selon laquelle les États-Unis et le Royaume-Uni aideront l’Australie à construire des sous-marins nucléaires, à renforcer la présence des troupes américaines et à collaborer conjointement sur les technologies cybernétiques, l’intelligence artificielle et les technologies quantiques, a été généralement saluée à Washington.

Cependant, la nouvelle alliance (que les nations ont baptisée AUKUS, un nom à consonance maladroite) ne fera qu’ajouter aux nuages noirs qui planent sur l’Asie. Elle catapulte l’Australie dans les rangs des « États de la ligne de front » une stratégie dirigée par les États-Unis à l’encontre de la Chine, qui ressemble de moins en moins à un équilibrage et de plus en plus à un endiguement, avec les courses aux armements et les risques de crises militaires que cela implique.

Ne vous méprenez pas, l’AUKUS n’est que le dernier élément d’un réseau toujours plus dense d’interconnexions militaires que Washington contribue à tisser autour de la Chine. Le Quad (États-Unis-Inde-Australie-Japon), l’Inde-France-Australie, les États-Unis-Japon-Inde et l’Inde-Japon-Australie ont complété le dialogue stratégique trilatéral États-Unis-Japon-Australie inauguré en 2001. L’entrée du Royaume-Uni dans ces mini-groupes centrés sur la Chine s’est toutefois accompagnée d’un avantage particulièrement décisif : la dimension nucléaire. Cela peut s’expliquer par le fait que les trois puissances occidentales perçoivent un lien civilisationnel spécial entre elles, accompagné d’inquiétudes quant à la montée d’un rival asiatique.

À l’exception de l’Inde, tous les participants aux minilatéraux dirigés par Washington sont des alliés des États-Unis. Le statut anormal de New Delhi est compensé par la sociologie et les faiseurs d’opinion parmi les élites, ainsi que par les ventes d’armes et les accords de défense « fondamentaux ». L’interopérabilité militaire et les exercices conjoints de combat sont au cœur de la plupart de ces groupements. En fait, la meilleure géométrie pour décrire ces trilatéraux et quadrilatéraux est celle d’une flèche acérée, dont la pointe est dirigée vers Pékin.

Un flot répétitif de rhétorique a accompagné ces initiatives. On nous dit constamment qu’elles représentent « l’État de droit », « la liberté de navigation », « l’inclusivité » et ainsi de suite. Mais l’ironie des 20 dernières années de « guerre contre le terrorisme » menée par les États-Unis à travers le Moyen-Orient, avec ses 900 000 morts, ses 8000 milliards de dollars largement gaspillés, ses nombreuses violations du droit international et sa grave érosion des valeurs de liberté et de gouvernement limité chères aux États-Unis, ne peut échapper à aucun observateur objectif. Le fait est que les États-Unis et le Royaume-Uni ne sont tout simplement pas en mesure de faire la leçon à la Chine ou à qui que ce soit d’autre sur la question des normes et des valeurs, à moins qu’ils ne fassent preuve d’un sérieux sens des responsabilités et ne réparent leurs actions destructrices depuis le 11 Septembre.

Dans leurs remarques communes, le président Biden et le Premier ministre Morrison se sont efforcés de dissiper tout soupçon que le projet de sous-marin implique des armes nucléaires. Mais l’AUKUS a été justifié en termes de « menaces en évolution rapide ». Une telle « évolution » ne pourrait-elle pas ouvrir la porte à une dissuasion nucléaire australienne ? Les conceptions de sous-marins en question pourraient facilement s’adapter à une telle évolution. Tout rival en matière de sécurité doit tenir compte de cette possibilité. On peut logiquement s’attendre à ce que la Chine prenne des contre-mesures.

Mais la Chine ne sera pas la seule à percevoir une menace de l’AUKUS. L’affirmation du ministre australien de la Défense concernant la recherche d’une « supériorité régionale » alarmera ses voisins d’Asie du Sud-Est, en particulier l’Indonésie. Bien que les liens entre Jakarta et Canberra se soient nettement améliorés ces dernières années, les deux pays partagent un passé conflictuel qui pourrait renaître si une nouvelle guerre froide s’accélère en Asie. En s’attaquant résolument à Pékin, Canberra a peut-être eu les yeux plus gros que le ventre.

L’Australie est un État non nucléaire qui, historiquement, a adopté une position de faucon à l’égard de la non-prolifération. Mais comme l’ont souligné les experts nucléaires, les sous-marins nucléaires du type de ceux que les États-Unis et le Royaume-Uni vont construire pour l’Australie sont susceptibles de proliférer avec de l’uranium hautement enrichi comme combustible. Les réacteurs navals sont pour la plupart exclus des garanties nucléaires internationales. Mais nous ne devrions pas être surpris que les préoccupations en matière de prolifération soient reléguées au second plan par rapport à l’endiguement de la Chine. Dans les années 1980, les ambitions nucléaires d’un autre « État de la ligne de front » – le Pakistan – ont été délibérément ignorées alors que Washington adoptait une stratégie dangereuse consistant à armer et à entraîner des militants salafistes en Afghanistan, dans le cadre de la stratégie d’endiguement de la Guerre froide contre l’Union soviétique.

Une telle option non étatique n’est pas considérée comme viable pour contrer la Chine, ce qui renforce l’accent mis par Washington sur la construction d’alliances de type Guerre froide. Mais la Chine n’est pas l’Union soviétique. Les deux États sont similaires en termes de penchant pour la répression intérieure. Mais Moscou a impulsé un projet révolutionnaire visant à refaire l’économie mondiale et à installer des régimes d’orientation marxiste-léniniste dans le monde entier. Les revendications maritimes excessives de la Chine et ses actions affirmées dans son arrière-cour sont clairement préoccupantes. Mais ces actions ne menacent pas le continent américain, où vivent la plupart des Américains.

En outre, les revendications territoriales de Pékin ne proviennent pas tant du Parti communiste chinois que de l’État-nation chinois lui-même, ironiquement gouverné à l’époque par le Kuomintang, qui a ensuite fondé l’État taïwanais. Ce qui explique pourquoi Taïwan a des revendications similaires et maintient des îles militarisées dans la mer de Chine méridionale. Il n’y a pas non plus de preuve que la Chine représente une menace sérieuse pour la liberté de commerce et de déplacement dans son voisinage maritime, ce qui rend l’intention des FONOP [Freedom of navigation operations, opérations visant à assurer la liberté de navigation, NdT] américains en Asie au mieux douteuse, et au pire carrément provocatrice.

La Chine constitue en effet une menace existentielle pour Taïwan et pour les régions frontalières de l’Inde. Mais les autres puissances régionales ont des perceptions différentes de Pékin, l’Asie du Sud-Est ayant un point de vue beaucoup plus favorable. Il est difficile d’affirmer que Pékin a en tête la conquête d’autres États, et encore moins celle des États-Unis. Le défi économique que représente la Chine ne peut être contré par des alliances militaires.

Ce qui provoque les inquiétudes de Washington, c’est la montée en puissance de la Chine elle-même. Les États-Unis craignent de devoir un jour renoncer à leur domination armée mondiale et partager le pouvoir dans le système international avec un acteur non occidental, quatre fois plus peuplé qu’eux. Mais cette anxiété décliniste n’est pas une raison pour enfermer le monde dans une autre bipolarité dangereuse, qui plus est en aidant à construire ce qui ressemble à un bloc mondial s’opposant à la Chine. Nous avons à peine survécu la dernière fois que cela s’est produit.

Il est également ironique qu’un dirigeant hostile à l’action en faveur du climat – Scott Morrison – reçoive des cadeaux à capacité nucléaire, alors que, selon les propres termes du président Biden, le changement climatique est une « menace existentielle » pour le monde (ce que la Chine n’est pas). Si cela est vrai, les États-Unis ne devraient-ils pas adopter une approche fondamentalement différente vis-à-vis de la Chine ?

Imaginez si, au lieu de l’escalade d’une alliance AUKUS à coloration nucléaire, le président Biden avait annoncé une mesure spécifique de renforcement de la confiance en matière de sécurité dans la région (par exemple, l’annonce d’une suspension limitée dans le temps des FONOP), et avait mis Pékin au défi de répondre de la même manière ? Pour aller encore plus loin, imaginez que Washington ait proposé une alliance, non pas dans le style éculé de l’endiguement du XXe siècle, mais incluant Pékin et les puissances régionales non alignées d’Asie du Sud-Est pour contrer les menaces climatiques pesant sur les États-nations et les communautés fragiles d’Asie ? Cela aurait été un véritable leadership digne d’une superpuissance.

Source : Responsible Statecraft, Sarang Shidore, 17-09-2021
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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