Marche sur Washington pour Gaza le 13 janvier. (Diane Krauthamer, Flickr, CC BY-NC-SA 2.0)

Par Patrick Lawrence

L’anarchie d’Israël a une histoire commune à l’Occident et à l’État d’apartheid.

On remarque assez souvent, y compris sur ce site, que la sauvagerie d’Israël dans sa détermination à exterminer les Palestiniens de Gaza – et nous ferions mieux de nous préparer à ce qui va suivre sur la rive occidentale du Jourdain – marque un tournant pour l’humanité tout entière.

L’État juif d’Israël entraîne l’ensemble de l’Occident dans sa descente aux enfers de la dépravation.

Il nous faut resituer dans son contexte les agissements criminels d’Israël, qui mériteraient à ce stade un nouveau procès de Nuremberg.

Ce faisant, nous découvrons que l’anarchie d’Israël a une histoire, une étymologie, et s’il existe une planche de salut pour l’Occident, elle passera par la reconnaissance d’un passé que les Occidentaux partagent avec l’État d’apartheid.

Nous pouvons affirmer que les crimes commis par Israël contre les 2,3 millions d’enfants, de femmes et d’hommes de Gaza sont innommables, mais serait inexact. Ces crimes sont au contraire tout à fait descriptibles, et il nous incombe maintenant d’en parler si nous voulons comprendre où réside la responsabilité de cette tache sur l’histoire de l’humanité.

Pankaj Mishra vient de publier un article complet et remarquable sur ces questions dans la London Review of Books.

L’auteur, essayiste et chroniqueur indien aborde de nombreux points dans “La Shoah après Gaza”, principalement le degré de saturation de la “culture liée à la prise de conscience de l’Holocauste” – excellente expression – par les sionistes pour défendre une nation qui, pour citer Primo Levi, “a été une erreur d’un point de vue historique”.

Voici un passage de l’article de Mishra qui nous intéresse ici :

“Israël dynamite aujourd’hui l’édifice des normes mondiales érigées après 1945, qui vacille depuis la guerre catastrophique et toujours impunie contre le terrorisme et la guerre revancharde de Vladimir Poutine en Ukraine. La rupture profonde ressentie aujourd’hui entre passé et présent constitue une rupture dans l’histoire morale du monde depuis ce point zéro de 1945, histoire dont la Shoah a été pendant de nombreuses années l’événement central et la référence universelle”.

Je ne suis pas d’accord avec Mishra sur tout ce qu’il écrit dans l’article du LRB. La guerre revancharde de Vladimir Poutine en Ukraine ? Absolument pas. À moins que vous ne soyez adepte du stratagème de diabolisation auquel les propagandistes ont généralement recours, il s’agit de la guerre de la Fédération de Russie, et non de celle du président russe.

Poutine revanchard ? C’est tout simplement faux, une bien piètre interprétation d’une guerre par procuration délibérément provoquée qui n’a laissé à Moscou d’autre choix que d’intervenir.

Mais “dynamiter l’édifice des normes mondiales érigées après 1945” et “une rupture dans l’histoire morale du monde depuis le point zéro de 1945” : on ne peut pas faire beaucoup plus concis dans le genre.

https://x.com/MizanCampaigner/status/1768240585188516035

En même temps, nous ne devons pas déduire de ces phrases que l’édifice était solide avant qu’Israël ne mette le feu aux poudres, ou que la rupture morale que nous pouvons maintenant clairement percevoir nous est tombée dessus sans prévenir, ou à la suite d’une coupe chirurgicale.

J’ai vu ce matin des images de soldats israéliens se photographiant déguisés tout en se moquant de la lingerie que des femmes palestiniennes ont laissée derrière elles lorsque les Forces de défense israéliennes les ont chassées. “C’est le langage qui m’a glacée”, écrit Nina Berman en commentaire. “Le langage et le rictus carnassier sur le visage du soldat alors que lui et son copain se moquent devant la caméra”.

Mondoweiss a publié un article et les photos.

Les soldats de l’armée israélienne ont commis des exactions bien pires cà Gaza, mais ces “selfies” m’ont fait réfléchir. Comme le dit Mme Berman, “ils s’inscrivent dans une longue tradition d’images de conquête, depuis les images d’Abu Ghraib jusqu’au spectacle des lynchages de l’époque de Jim Crow”.

Qui condamnons-nous ?

C’est tout à fait exact, Nina. Vous nous immergez dans le contexte historique adéquat avant de condamner avec désinvolture – paradant sur un piédestal dorique – le comportement des troupes des Forces de défense israéliennes (FDI) qui prennent d’assaut Gaza comme lors d’un Blitzkrieg.

Condamnable, c’est sûr. Mais nous ferions mieux de faire attention à la question de savoir qui nous condamnons.

Au cours de la décennie qui a précédé la défaite américaine en Indochine, les États-Unis et leurs alliés ont largué plus de 7,5 millions de tonnes de bombes sur le Viêt Nam, le Laos et le Cambodge.

Si nous voulons remonter plus loin dans l’histoire de l’après-guerre, nous pouvons penser à Hiroshima et Nagasaki. Ensuite, nous pouvons penser à Israël à Gaza : au début de l’année – il y a donc plus de trois mois – Israël avait largué plus de 70 000 tonnes de munitions sur un territoire de la taille de Manhattan.

La torture des prisonniers palestiniens – les coups, les mutilations, le waterboarding, les aveux forcés : en quoi cela diffère-t-il de la manière dont les États-Unis ont mené la “guerre contre le terrorisme” ?

Détentions de longue durée dans des cachots, sans inculpation ni recours à un avocat : n’y a-t-il pas là un écho des agissements à Guantánamo en ce moment même ?

11 janvier 2015 : Manifestation pour dénoncer Guantanamo devant la Maison Blanche, à l’occasion du 13e anniversaire de l’ouverture du camp de prisonniers. (Debra Sweet, Flickr, CC BY 2.0)

Ces soldats de Tsahal sur les photos ne sont rien d’autre que des voyous armés de fusils, des crapules sans une once d’humanité. Peut-on décrire différemment les atrocités des troupes américaines à Abou Ghraib ?

Israël ignore la Cour internationale de justice ? D’où sort cette audace ?

Cette liste n’est pas exhaustive, loin s’en faut. L’Afghanistan mérite d’y figurer. Il y a aussi la destruction de la Libye par l’Occident en 2011, un “retour à l’âge de pierre”. Je me limite aux décennies d’après-guerre pour nous permettre de jeter un regard lucide sur cet “édifice de normes mondiales” dont parle Mishra.

Nous constatons alors que l’Occident a délivré un permis aux Israéliens. Ils disposent d’une pré-autorisation via de nombreux précédents. Il en existe un pour plus ou moins chaque acte honteux perpétré par les Israéliens contre la population palestinienne – en Cisjordanie comme à Gaza.

C’est ainsi que nous découvrons – ou que nous nous rappelons, selon notre degré d’attention portée aux événements – que l’édifice post-1945 a ressemblé dès le départ à ce qu’il est aujourd’hui. Israël n’est au fond qu’une résultante, et non la cause première de quoi que ce soit.

Le Secrétaire d’Etat américain Antony Blinken et le ministre israélien de la Défense Yoav Gallant à Tel Aviv le 9 janvier (Département d’Etat/ Chuck Kennedy).

Il est certain que le spectacle épouvantable des massacres et des destructions en masse dont nous sommes les témoins au quotidien a marqué une rupture, pour reprendre le terme de Mishra. Mais affirmer que cette rupture n’est que le fait d’Israël, c’est entretenir le mythe insidieux de l’innocence de l’Occident.

Non, la véritable rupture se situe au niveau de ceux qui, en Occident, sont contaminés par la profonde immoralité d’Israël et se trouvent maintenant confrontés à leur morale arbitraire ou, pour les meilleurs d’entre eux, à découvrir toute l’étendue de leur impuissance en dépit de la sincérité de leurs intentions.

En ce qui concerne Israël, je suis d’accord avec Primo Levi, cité par Mishra. L’“État juif” s’était déjà avéré être une erreur lorsqu’il a fait cette remarque très contestée en 1985.

Depuis, la vérité a été démontrée mille fois. Israël n’est qu’une expérience ratée, coupable de ne pas se comporter comme un État-nation légitime.

Mais d’où vient l’erreur israélienne ? C’est l’Occident, la Grande-Bretagne en tête, qui a créé Israël en cédant aux sionistes aux dépens des autochtones palestiniens. Telle est la réalité du pouvoir qui devrait nous peser le plus lourdement sur les épaules. Israël, c’“est” nous.

La renonciation de la Grande-Bretagne au mandat de 1920 nous renvoie à l’une des caractéristiques les plus profondes de notre époque, de la société d’après-guerre. Il s’agit du mépris de plus en plus marqué des détenteurs du pouvoir pour les principes, normes et règles éthiques communément admises qui donnent forme et cohérence à une civilisation stable et garantissent une société saine et éclairée.

Dans notre édifice en ruine, tout se fait suivant la valeur de l’expédient choisi pour un résultat escompté. Il s’agit là aussi d’une forme de dépravation. Et c’est cette dépravation qui engendre celle dont nous sommes témoins en observant les agissements d’Israël dans sa volonté d’anéantir tout un peuple.

Patrick Lawrence

Patrick Lawrence, correspondant à l’étranger pendant de nombreuses années, principalement pour l’International Herald Tribune, est critique des médias, essayiste, auteur et conférencier. Son nouveau livre, Journalists and Their Shadows, vient de paraître chez Clarity Press.

Source: Consortiumnews.com

Source : Arrêt sur Info
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