Par Walid Charara

Le célèbre éditorialiste au New York Times, Thomas Friedman -qui avait déclaré dans un article publié le 12 avril 2017 qu’en Syrie « Trump devrait faire en sorte qu’ISIS (Daech) reste un casse-tête pour Assad, l’Iran, le Hezbollah et la Russie, de la même manière que nous avons encouragé les combattants des moudjahidines  à saigner la Russie en Afghanistan » [1]- a rédigé le 27 février dernier un article adressant, cette fois-ci, « un message urgent » au président Biden et au peuple israélien [2].

Lequel message repose sur le constat de l’érosion de plus en plus rapide de la position d’Israël entrain de perdre son plus grand atout parmi les nations amies : son acceptation et sa légitimité péniblement construites pendant des décennies. Et cela parce que « l’ensemble de l’opération Israël-Gaza commence à ressembler, pour un nombre croissant de personnes, à un hachoir à viande humain dont le seul objectif est de réduire la population afin qu’Israël puisse la contrôler plus facilement ».

Par conséquent, en dépit de sa  réelle sympathie pour le dilemme stratégique auquel l’État sioniste se trouve confronté, si Biden ne comprend pas que Netanyahou n’hésitera pas à l’entraîner dans sa chute et que les Israéliens ne font pas l’effort d’accepter le plan de l’après-guerre avancé par l’administration américaine « qui n’est pas un cadeau pour les Palestiniens ou le Hamas », la position mondiale des États-Unis s’effondrera en même temps que celle d’Israël ; ce qui fera le bonheur de l’Iran !

Mais peut-on reprocher à un État de se réjouir des fautes autodestructrices d’un ennemi ? Le journaliste et chercheur en relations internationales, M. Walid Charara, répond à la question et plus encore. [NdT].

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Ni les paroles creuses, ni les déclarations tonitruantes concernant la nécessité de protéger les civils et de respecter le droit international humanitaire n’exonèrent les dirigeants de « l’Occident collectif », américain et européen, de leur responsabilité dans le parrainage du massacre en cours commis par leur protégé sioniste contre la population de Gaza ; lequel est considéré comme « la plus grande opération de punition collective contre des civils dans l’histoire contemporaine » ; notamment, par Robert Pipe, politologue américain spécialisé dans les conflits et la sécurité internationale.

Un massacre dont les dirigeants occidentaux sont des partenaires directs du fait de leur soutien militaire, politique et médiatique accordé à l’entité précaire qui, selon les derniers chiffres du ministère de la Santé de Gaza, a assassiné jusqu’ici 30035 Palestiniens dans la seule bande de Gaza, dont une grande partie étaient des enfants, tandis que des milliers d’autres sont encore sous les décombres et que plus de 70000 souffrent de leurs blessures.

Plusieurs facteurs expliquent la décision des dirigeants occidentaux de se lancer dans la guerre d’extermination qui se poursuit, au premier rang desquels leur parti pris idéologique et/ou politique en faveur du sionisme et de son « miracle accompli sur le terrain » en tant qu’entité coloniale de substitution. Par conséquent, face à ce qu’ils considèrent comme une menace existentielle pour cette entité occupante qui constitue la pierre angulaire de leur système de domination sur la région, leurs efforts consistent avant tout à défendre leur hégémonie. Viennent ensuite les considérations politiques et électorales internes des élites et des partis dirigeant les pays occidentaux.

Cependant, un autre facteur éclairant la toile de fond de la nervosité occidentale actuelle n’a pas été suffisamment pris en compte ; à savoir, la guerre mondiale qui se poursuit sur la scène ukrainienne entre l’OTAN et la Russie, ainsi que la confrontation potentiellement dangereuse entre la Chine et les États-Unis, avec leurs alliés, en Asie de l’Est. Les effets de ces deux éléments contribuent à créer un contexte de guerre mondiale motivant les États occidentaux à apporter des changements décisifs à leurs priorités et à leur politique étrangère. Parmi les priorités, figure la relocalisation ou la reprise de leur industrie militaire avec ce que cela implique de dépenses exorbitantes et de changement des agendas de leurs gouvernements. Quant à la politique étrangère, elle est désormais régie par le caractère central de ce contexte (de guerre mondiale) à travers lequel les États occidentaux regardent nombre d’événements et de développements, y compris la bataille de Gaza.

En d’autres termes, pour Washington et ses acolytes occidentaux, l’opération « Déluge d’Al-Aqsa » a, intentionnellement ou non, profité à la Russie et à la Chine ; ce qui constitue une raison supplémentaire à leur contribution dans la guerre génocidaire de la population de Gaza et de sa Résistance.

Et si certains d’entre eux réclament l’arrêt des opérations militaires après plus de quatre mois de cette guerre qui n’a pas réussi à atteindre son objectif premier, lequel se résume à éliminer la Résistance, c’est bien parce que leur poursuite et les effets qui en résulteront pourraient profiter à ces deux concurrents stratégiques que sont la Russie et la Chine.

Or, généralement, les « théories du complot » sont attribuées aux adversaires des États-Unis, quoique leurs prétendues affirmations n’arrivent à convaincre que ceux qui ignorent les données de l’Histoire sur la politique étrangère américaine en particulier, et la politique occidentale en général. En effet, Washington et la majorité de ses alliés n’ont pas hésité à présenter les mouvements de libération nationale de pays dits du tiers-monde comme de simples outils de l’Union soviétique. Ils ont été traités sur cette base, même lorsque certains d’entre eux ont tenté de négocier avec les États-Unis pour l’établissement de relations d’égal à égal. Ils n’y sont jamais parvenus, comme ce fut le cas de l’Égypte de Gamal Abdel Nasser et du « Mouvement nationaliste arabe », de la révolution algérienne, du gouvernement de Mohammad Mossadegh en Iran, et même du gouvernement de Cuba après la victoire de la révolution sur le régime de Batista. Tous ont cherché à parvenir ne serait-ce qu’à un accord qui empêcherait un conflit ouvert avec Washington, mais leur refus de se soumettre à son agenda stratégique a conduit à un tel conflit.

De même, après l’opération « Déluge d’Al-Aqsa », une théorie du complot la concernant a surgi au sein des services sécuritaires et militaires américains et européens. Une théorie selon laquelle la Russie aurait au minimum aidé la Résistance palestinienne à la mener à bien, vu qu’à leurs yeux elle serait le premier bénéficiaire de l’ouverture d’un nouveau front en Méditerranée orientale contre les États-Unis et leurs alliés, après son ouverture du front ukrainien. Nous avons même entendu les échos de cette théorie dans certains médias libanais et chez un certain nombre d’analystes.

Mais la vérité est qu’après deux décennies passées à discréditer la Russie, l’Occident collectif a été surpris par sa capacité à mener une confrontation réussie aux niveaux militaire, politique et économique. Le discrédit s’est alors transformé en une prétendue menace russe imminente contre l’Occident, ses zones d’influence et ses intérêts, d’autant plus que Moscou aurait réussi à « exploiter » bon nombre de crises ayant frappé les pays de la région en les infiltrant pour devenir un acteur de poids.

Le premier exemple avancé est celui de la Syrie où l’intervention militaire de la Russie, fin 2015, fut le levier de son rôle politique central dans ce pays et au niveau de sa région. Les mêmes propos sont tenus à propos de l’intervention militaire de la Russie en Libye pour accroître son influence en Méditerranée et chercher à transformer ce pays en une plateforme pour de nouvelles interventions en Afrique subsaharienne. Quant aux évolutions ayant eu lieu dans les pays de la région du Sahel, ce serait « la main de Moscou » qui est derrière les coups d’État au Burkina Faso, au Mali et au Niger. Il n’est donc pas étonnant que la même logique s’applique à la bataille du « Déluge d’Al-Aqsa », laquelle a acquis dès ses premières heures une dimension régionale et internationale, parce que l’Occident a dépêché ses porte-avions et ses sous-marins au secours d’Israël.

Ce que les tenants de cette dernière théorie oublient est que la décision de s’impliquer dans ce déluge, puis dans d’autres batailles au Yémen, en Syrie et en Irak, au lieu de se concentrer exclusivement sur la guerre en Ukraine, est une décision des dirigeants occidentaux. Ce n’est donc pas à la Russie qu’il faut imputer les conséquences et les coûts d’une telle affaire. En outre, les allégations concernant un rôle de soutien direct ou indirect de la Russie à la Résistance palestinienne ne sont fondées sur aucune preuve.

Néanmoins, il va de soi que la Russie, ainsi que tous les rivaux et ennemis des États-Unis, profitent de leur implication dans des guerres et des affrontements qui les épuisent aussi bien militairement qu’économiquement et affaiblissent encore davantage la crédibilité en leurs prétendues valeurs, dont la liberté et autres bulles idéologiques.

C’est ainsi qu’au niveau stratégique, la Russie et la Chine ont été les premières à bénéficier des opérations du 11 septembre 2001, et de l’empêtrement des États-Unis dans le marécage boueux des « guerres contre le terrorisme » qui furent, au contraire, un désastre stratégique pour Washington. Mais quelqu’un oserait-il accuser ceux qui ont planifiées et gérées ces guerres, c’est-à-dire les néoconservateurs et les dirigeants de l’administration Bush Jr., tels Dick Cheney et Donald Rumsfeld, d’être des agents de Moscou et de Pékin ?

Finalement et dans un tel contexte de guerre mondiale, la seule preuve que nous ayons est que plus l’empire (américain) vieillissant s’implique dans de nouvelles guerres et conflits, plus il sert les intérêts de ses ennemis. Cela vaut pour notre région du Moyen-Orient et peut-être, à l’avenir, pour d’autres régions du monde.

Dr. Walid Charara

02/03/2024

Source : Al-Akhbar (Liban)

[ملحمة غزّة في سياق الحرب العالمية ]

Traduction par Mouna Alno-Nakhal

Notes :

[1][ Why Is Trump Fighting ISIS in Syria? ]
[2][ Israel Is Losing Its Greatest Asset: Acceptance ]

Source : Mouna Alno-Nakhal