Mohammed El Halabi, représentant à Gaza de l’organisation internationale
d’aide à l’enfance, World Vision – Photo : Herzl Yosef/ynetnews

Par Joe Dyke

Mohammed El Halabi est accusé d’avoir volé de l’argent humanitaire et de l’avoir donné au Hamas pour soutenir son effort de guerre contre Israël. Mais cinq ans plus tard, les preuves contre lui semblent avoir été sérieusement manipulées.

Le 12 juillet 2016, vers 9 heures, des dizaines d’agents de sécurité israéliens ont franchi les portes du complexe hospitalier Augusta Victoria à Jérusalem-Est. Ils ont contourné rapidement l’hôpital, qui dessert principalement la population palestinienne locale, ont traversé le grand parking à l’arrière et se sont engouffrés dans le bâtiment de trois étages où se trouvaient les bureaux de l’organisation caritative internationale World Vision.

Les agents, dont certains étaient armés de fusils, ont ordonné aux quelques dizaines d’employés de l’organisation de se rendre dans une salle de réunion et ont saisi leurs téléphones pour les empêcher de contacter le monde extérieur. Selon des témoins, ils sont restés là pendant les quatre heures suivantes. De temps à autre, des agents de la police et des services de renseignement israéliens faisaient sortir un employé pour l’interroger, tandis que d’autres parcouraient les bureaux, et fouillaient dans les dossiers.

Conny Lenneberg, une Australienne qui dirigeait alors les opérations de World Vision au Moyen-Orient, a été la seule membre du personnel à pouvoir quitter la pièce. Selon Lenneberg, les agents ont exigé les copies des dossiers financiers de World Vision des dernières années avec beaucoup d’agressivité.

Dans un couloir, Lenneberg a vu un agent des services secrets israéliens interroger le directeur financier de World Vision, un Éthiopien, sur le système de prévention de la fraude de l’organisation caritative. Ils n’arrêtaient pas de dire : “Vous venez de dire ça, mais maintenant vous dites autre chose”. Ils l’ont complètement embrouillé”, se souvient Lenneberg. “Ils ne semblaient pas vraiment avoir la moindre idée de ce qu’ils cherchaient. Nous avions l’impression qu’ils ne comprenaient pas vraiment nos systèmes.”

Au bout de quatre heures, les agents sont repartis comme ils étaient arrivés.

Ils n’ont jamais prononcé son nom, mais le personnel savait que le raid était lié à la disparition de Mohammed El Halabi. Un mois plus tôt, Halabi, 38 ans, directeur du bureau de Gaza de World Vision, avait été arrêté alors qu’il franchissait le poste de contrôle d’Erez, entre Gaza et Israël. On n’avait plus entendu parler de lui depuis.

Quelques semaines après l’arrestation d’Halabi, Lenneberg s’était rendue à Jérusalem pour obtenir des informations auprès des autorités israéliennes.

Des accusations inconsistantes [1]

Le 4 août, trois semaines après le raid, le service de renseignement israélien Shin Bet a fait une annonce extraordinaire. Il a déclaré qu’Halabi avait avoué avoir détourné 7,2 millions de dollars par an, au cours des sept dernières années, au profit du groupe militant islamiste Hamas qui contrôle la bande de Gaza. Plus d’un million de dollars par an auraient été remis en espèces à des unités de combat.

Au total, Halabi est accusé d’avoir volé jusqu’à 50 millions de dollars destinés à des Palestiniens désespérés et de les avoir donnés au Hamas pour acheter des roquettes et construire des tunnels.

Si cela s’avérait exact, il s’agirait peut-être du plus grand vol de fonds d’aide humanitaire de l’histoire.

Pour le gouvernement israélien, c’est un excellent scoop. Il a longtemps accusé le Hamas de détourner l’aide internationale destinée à Gaza pour financer ses guerres contre l’État juif. Il affirme maintenant en avoir la preuve. “Nous avons tous été totalement choqués par l’ampleur des allégations – les Israéliens ne nous avaient donné aucun signe de quoi que ce soit avant cette annonce spectaculaire “, déclare Sharon Marshall, responsable de la communication de World Vision basée au Canada.

World Vision, fondée aux États-Unis en 1950, est l’une des plus grandes organisations caritatives du monde, avec un budget annuel de plus de 2 milliards de dollars. Fortement financée par les gouvernements occidentaux et les groupes chrétiens américains, elle opère dans plus de 80 pays et s’efforce d’aider plus de 40 millions d’enfants parmi les plus pauvres du monde. L’arrestation de l’un de ses directeurs a fait les gros titres dans le monde entier.

Des gouvernements étrangers, dont l’Australie et l’Allemagne, ont cessé de financer les projets de World Vision à Gaza.

Le 11 août 2016, le premier ministre israélien de l’époque, Benjamin Netanyahu, un populiste qui a le don de saisir l’instant favorable, a fait une allocution particulière sur sa chaîne YouTube officielle. “Moi, le Premier ministre d’Israël, je me soucie davantage des Palestiniens que leurs propres dirigeants”, a-t-il déclaré dans son anglais teinté d’un fort accent américain, en s’adressant directement à la caméra. “Il y a quelques jours, le monde a appris que le Hamas, l’organisation terroriste qui dirige Gaza, a volé des millions de dollars à des organisations humanitaires comme World Vision et les Nations unies.” Et de conclure : “Le Hamas a privé les enfants palestiniens d’un soutien essentiel pour pouvoir tuer nos enfants.”

Pourtant, des lacunes dans le dossier israélien sont rapidement apparues. Israël prétend qu’Halabi était un agent clandestin du Hamas qui a infiltré l’organisation caritative et fait taire ses collègues en les terrorisant, mais ceux qui connaissent Halabi rejettent ces accusations. Ils décrivent Halabi comme un père de famille dévoué qui soutenait ses collègues, s’opposait politiquement au Hamas et était, par-dessus tout, déterminé à apporter de l’aide à son peuple.

L’accusation israélienne a été encore affaiblie par un audit médico-légal indépendant des opérations de World Vision, réalisé par l’un des plus grands cabinets comptables du monde, qui n’a trouvé aucun fonds manquant ni aucune preuve d’activité criminelle.

Halabi attend, en prison, depuis cinq ans et deux mois, que les tribunaux se décident à statuer, ce qui a incité un rapporteur spécial des Nations unies à condamner la procédure, la jugeant “indigne d’un État démocratique”.

Une détention totalement illégale

Comme d’autres Palestiniens inculpés par Israël, Halabi s‘est vu proposer une série d’accords de plaider-coupable [2], mais contrairement à la plupart des prisonniers, il les a tous rejetés. Son premier avocat, et même un juge israélien, l’ont exhorté à accepter, sachant qu’un refus pouvait entraîner des peines de prison plus longues.

Son avocat actuel affirme qu’Halabi a reçu des offres qui auraient conduit à sa libération immédiate étant donné le temps déjà passé en prison, ce qui lui aurait permis de retourner auprès de sa femme et de ses enfants à Gaza. Mais Halabi insiste sur le fait qu’il est innocent des charges qui pèsent sur lui et il a refusé de conclure un accord.

Les plaidoiries au tribunal se sont terminées en juillet de cette année, mais Halabi reste en prison dans l’attente du verdict, qui devrait être rendu cet automne. Le système judiciaire israélien, et les accords sur le plaidoyer sur lesquels repose son fonctionnement, a été remis en question par un homme qui refuse d’accepter son sort.

L’ancien directeur de la qualité des programmes de World Vision, Simon Manning, a déclaré qu’Halabi, avec qui il a travaillé en étroite collaboration pendant plusieurs années, est un homme “têtu” qui reste fidèle à ses principes. Manning n’a pas été surpris d’apprendre qu’Halabi avait tenu bon. “Quand ils ont arrêté Mohammed, ils ne savaient vraiment pas à qui ils avaient affaire”.

Rassemblement pour la libération de Mohammed al-Halabi – Gaza – Photo: Momen Faiz

Travailler à Gaza représente depuis longtemps un défi pour les organisations humanitaires. Ce minuscule territoire, coincé entre Israël, l’Égypte et la mer Méditerranée, est l’un des plus pauvres du monde – plus des deux tiers de sa population dépendent d’une forme d’aide humanitaire, selon l’ONU. Mais Gaza est contrôlée et dirigée par le Hamas, qui a pris le pouvoir après les élections de 2007 et a, depuis, résisté à quatre agressions militaires israéliennes.

Le Hamas étant considéré comme une organisation terroriste par la plupart des pays occidentaux, les organisations humanitaires ne peuvent pas traiter avec lui de peur de tomber sous le coup de sanctions. Les grandes organisations humanitaires ont mis en place des procédures strictes pour que l’argent ne soit ni mal attribué, ni volé – un délit connu sous le nom de détournement d’aide dans l’industrie humanitaire – mais des vols peuvent encore se produire.

De rigoureux mécanismes de contrôle sur l’attribution de l’aide à Gaza

Itay Epshtain, conseiller spécial auprès du Conseil norvégien pour les réfugiés, qui fournit également une aide à Gaza, a décrit les mécanismes rigoureux adoptés par les organisations caritatives pour empêcher le détournement de l’aide. “On effectue des contrôles répétés – en retournant vérifier plusieurs fois que, par exemple, la pompe à eau ou le lit d’hôpital qu’on a fournis sont toujours là et fonctionnent comme il se doit. En plus de cela, on commande des audit externes, planifiés d’avance pour toute la durée de l’investissement, pour vérifier comment chaque dollar est dépensé.”

À Gaza, l’examen est d’autant plus minutieux que le gouvernement israélien et certaines organisations de surveillance allèguent régulièrement, avec beaucoup de “mauvaise foi”, que l’aide est volée par le Hamas. “Cela absorbe beaucoup de temps de gestion”, a-t-il déclaré.

L’acte d’accusation israélien liste 12 accusations contre Halabi. La véracité de la plupart d’entre elles, comme, par exemple, l’affirmation selon laquelle il avait participé à un exercice militaire du Hamas en 2014, était presque impossible à évaluer sans les preuves secrètes que les Israéliens prétendaient détenir. Mais pour certaines, c’était plus facile.

Halabi était accusé de travailler avec deux sociétés agricoles, Al-Atar et Arcoma, supposément en lien avec le Hamas. Selon l’acte d’accusation, en tant que directeur du bureau de Gaza de World Vision, Halabi aurait truqué la procédure d’appel d’offres afin que les deux sociétés remportent “presque tous” les contrats d’aide alimentaire. Halabi et les entreprises auraient ensuite conspiré pour surfacturer World Vision pour leurs services, et auraient acheminé l’argent supplémentaire au Hamas.

Fin août 2016, quelques semaines après l’inculpation de Halabi, je me suis rendu au siège de la société Al-Atar à Gaza, où j’ai vu un chariot élévateur en train de charger des pommes de terre dans un pick-up. Le directeur, Saqer Al-Atar, m’a fait entrer dans son bureau. Il a insisté sur le fait qu’il n’avait aucune relation avec le Hamas et que tous les contrats avec World Vision étaient négociés non pas avec l’équipe de Gaza mais avec le bureau de Jérusalem. Il a dit qu’il connaissait à peine Halabi. “Je sais seulement à quoi il ressemble. Je lui ai peut-être souhaité le bonjour une fois”, a-t-il déclaré.

World Vision a confirmé par la suite que l’ensemble de ses contrats avec Al-Atar représentait un peu plus de 30 000 dollars par an au cours de la dernière décennie. Les contrats accordés à Arcoma, qui a également nié tout lien avec le Hamas, s’élevaient à environ 80 000 dollars par an. À elles deux, ces sociétés ont remporté moins de 50 % des appels d’offres pour des contrats avec World Vision auxquels elles ont participé, selon l’ONG.

La deuxième des douze accusations porte sur le fait que Halabi aurait transféré au Hamas des “milliers de tonnes de fer” destinées à des projets agricoles, sachant que le fer serait utilisé pour construire des tunnels sous la frontière israélienne. World Vision a déclaré qu’elle n’avait jamais importé de fer à Gaza, ni n’en avait acheté, et que toute transaction de cette ampleur aurait nécessairement impliqué le bureau de Jérusalem, ce qui signifie qu’Halabi ne pouvait pas avoir agi seul.

World Vision avait fourni une série de programmes d’aide à Gaza, allant de l’éducation au soutien psychologique et aux soins de santé. Dans la plupart des cas, elle travaillait avec des organisations palestiniennes locales pour mettre en œuvre les projets, et ses partenaires étaient soumis à des contrôles de sécurité.

Près de la frontière israélienne à Beit Lahia, un agriculteur nommé Ayman Suboh exposait ses fraises. Ses terres agricoles, situées près d’une base du Hamas, ont été gravement endommagées par les frappes israéliennes pendant la guerre. World Vision lui a fourni des milliers de dollars pour l’aider à redémarrer. Ils ont effectué des inspections régulières et souvent rigoureuses des biens et des produits qu’ils avaient financés, dit-il, pour s’assurer que l’argent était correctement dépensé. “Mes cheveux blanchissaient lorsqu’ils inspectaient, un par un, les coins (de la ferme) et les feuilles de plastique”, a-t-il raconté.

Pendant plusieurs jours d’enquête à Gaza, que j’ai relatés à l’époque pour l’Agence France Presse, je n’ai rien trouvé pour corroborer les allégations israéliennes. Mais il y avait d’autres accusations que je ne pouvais pas évaluer car elles étaient fondées sur les aveux d’Halabi, qui n’ont jamais été rendus publics, ainsi que sur des dossiers financiers et des preuves secrètes.

Dans les jours qui ont suivi l’annonce d’Israël, les dirigeants de World Vision se sont réunis en urgence. Ils n’avaient aucune preuve des méfaits présumés d’Halabi, mais les accusations israéliennes menaçaient non seulement leur soutien aux Palestiniens, mais aussi l’avenir de l’organisation caritative. Si le Hamas avait effectivement réussi à violer les systèmes de sécurité de World Vision, cela signifiait que toutes leurs opérations pouvaient être manipulées.

Dans les deux semaines qui ont suivi la conférence de presse du Shin Bet, l’Allemagne et l’Australie ont suspendu tout financement des projets de World Vision à Gaza. Et les Australiens ont menacé de couper tout financement à World Vision au niveau mondial, soit environ 40 millions de dollars par an.

Le 6 août, Kevin Jenkins, alors président de World Vision, a mis en place une équipe de crise. Présidée par le directeur administratif de l’organisation, Andrew Morley, l’équipe s’est d’abord réunie quotidiennement par à distance. Elle comptait une dizaine de membres, certains dans la région et d’autres au siège. Ils ont dû faire face à de fortes réactions émotionnelles au sein de l’organisation.

Dix ans plus tôt, des allégations de corruption avaient été formulées à l’encontre d’un certain nombre de hauts responsables de World Vision au Liberia. Après avoir reçu la preuve de leur culpabilité, l’organisation s’était séparée de ces personnes et fourni des preuves à l’accusation. Certains membres de la direction souhaitaient que l’ONG traite Halabi de la même manière, se souvient Lenneberg. “Ils disaient : “Pourquoi les autorités israéliennes feraient-elles une campagne médiatique aussi importante s’il n’y avait pas une part de vérité ? C’était très difficile.”

D’autres, en particulier ceux basés au Moyen-Orient et qui connaissaient Halabi, soutenaient qu’il devait être considéré comme innocent jusqu’à preuve du contraire.

Ils sont parvenus à un compromis : World Vision paierait les frais de justice de M. Halabi jusqu’à ce que des preuves claires de sa culpabilité lui soient présentées. Ces frais pourraient s’élever à des centaines de milliers de dollars. (World Vision a refusé de communiquer le coût exact jusqu’à présent.) Le même mois, l’ONG a demandé à Deloitte, l’un des plus grands cabinets d’audit au monde, et au cabinet d’avocats américain DLA Piper d’auditer ces dépenses, qui, selon une source, se sont élevées à 7 millions de dollars supplémentaires (World Vision a refusé de le confirmer).

Les résultats allaient révéler les failles profondes du dossier d’accusation israélien.

Qui est Mohammed al-Halabi ?

Comme la plupart des Palestiniens, Mohammed El Halabi est un réfugié de naissance. Ses grands-parents ont fui leur maison lors du conflit de 1948 qui a conduit à la création d’Israël. Les Halabi se sont installés à 25 km au sud de leur village dans ce qui est devenu plus tard le camp de réfugiés de Jabalia.

Le père d’Halabi, Khalil, a travaillé pour l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine (UNRWA), qui gère la majorité des écoles et des installations médicales à Gaza. Il est devenu conseiller spécial du directeur de l’organisation à Gaza, Robert Turner, et a participé à des réunions avec des hommes politiques occidentaux, dont Tony Blair et John Kerry.

Halabi, le premier enfant de la famille, est né en 1978. Il a bien réussi à l’école et, à l’adolescence, il s’est intéressé de plus en plus au monde extérieur. À l’époque, des délégations culturelles et politiques étrangères se rendaient à Gaza, et son père se souvient qu’Halabi avait l’habitude d’assister aux réunions pour s’informer sur la politique et pratiquer son anglais.

Après avoir quitté l’école, il a poursuivi des études d’ingénieur à l’Université islamique de Gaza. L’accusation israélienne affirmera plus tard que le choix de cette université, qui aurait eu des liens avec le Hamas, était une indication de ses sympathies. Sa famille affirme qu’il s’agissait de la meilleure université d’ingénieurs de Gaza et souligne qu’il était membre du club Fatah de l’université, le parti laïque qui s’oppose au Hamas.

La famille Halabi au sens large est ouvertement opposée au Hamas. Au début de l’année 2019, Hamed, le jeune frère de Mohammed, est venu chez moi pour une interview avec une coupure à la tête. Il m’a dit qu’il avait participé à une des rares manifestations contre le gouvernement du Hamas à Gaza et que les forces de sécurité l’avaient tabassé et brièvement détenu.

Au début des années 2000, le leader palestinien de longue date Yasser Arafat, furieux de l’échec des accords de paix, a lancé sa milice du Fatah dans un second soulèvement ou intifada. Mais son contrôle sur le mouvement palestinien s’affaiblissait et le Hamas se développait, animé par un zèle que les cadres laïques d’Arafat avaient perdu depuis longtemps.

Les dirigeants du Hamas encourageaient les jeunes recrues à se faire exploser dans des bus israéliens, tuant de nombreux civils. Au cours de la répression militaire israélienne qui a suivi, les Palestiniens ont été soumis à des raids nocturnes et à des couvre-feux, les familles étant souvent bloquées chez elles pendant des semaines.

Au milieu des combats, en 2003, la famille d’Halabi lui a choisi une épouse. Quelques centaines de personnes se sont réunies dans l’hôtel Abu Haseera, sur la côte méditerranéenne de Gaza, pour son mariage avec Ola. Deux ans plus tard, le couple a eu le premier de ses cinq enfants.

Faris, le plus jeune fils de Mohammed el-Halabi, tient un téléphone avec une photo de la dernière fois où lui et son père ont été photographiés ensemble, alors que Faris n’était qu’un bébé – Photo: Mohammed Al-Hajjar via The Electronic Intifada

En 2004, alors que les conditions de vie à Gaza devenaient de plus en plus dures, Halabi a décidé de troquer son métier d’ingénieur pour celui de travailleur humanitaire. La question de savoir ce qui a motivé ce changement est à l’origine des accusations portées contre lui.

Selon l’acte d’accusation israélien, “au cours de l’année 2004 ou vers cette date”, Halabi a été approché par une militante du Hamas, qui serait commandante d’une petite cellule comprenant le frère d’Halabi, Diaa (son frère Hamed affirme que c’est faux). Les Nations unies ont confirmé que Diaa travaille comme infirmière dans l’un de leurs hôpitaux). Comme Halabi parlait anglais, une compétence rare à Gaza, la militanta du Hamas lui aurait confié la mission d’infiltrer une agence humanitaire et de travailler pour le Hamas à partir de là.

Des années plus tard, Halabi a expliqué son geste en des termes assez différents, dans une interview de 2014 dans laquelle il a été décrit comme un “héros humanitaire” par l’ONU. “Après une invasion israélienne qui a tué des dizaines de personnes et détruit plusieurs maisons dans mon secteur, j’ai décidé de quitter mon travail d’ingénieur et de me tourner vers le travail humanitaire”, a-t-il déclaré. “Je voulais pouvoir aider les civils et surtout les enfants”.

En 2005, Halabi a obtenu son premier emploi chez World Vision pour seconder le directeur du bureau de Gaza. L’accusation suggérera plus tard que le processus de son recrutement avait été truqué. Cependant, un employé de World Vision de l’époque, un Américain qui n’a pas souhaité être nommé en raison de son rôle actuel dans l’industrie de l’aide humanitaire, a déclaré que le premier tour du processus d’embauche était un test en aveugle – ce qui signifie que tous les détails permettant d’identifier les candidats étaient supprimés. Ceux qui ont réussi ont été interviewés par un panel composé de plusieurs membres du personnel, dont le chef du bureau de Jérusalem.

Le jury a décidé à l’unanimité qu’Halabi était le meilleur candidat, a déclaré l’ancien employé. “Il est arrivé avec beaucoup de très bonnes idées, mais il voulait aussi apprendre de World Vision”.

Pendant plusieurs années, Halabi et l’ancien employé américain ont formé un lien étroit, sur le plan professionnel et personnel. “J’avais travaillé avec d’autres employés d’un niveau similaire à Jérusalem, en Cisjordanie et à Gaza, et Mohammed était à bien des égards l’élève vedette”, a déclaré l’ancien employé.

Un travailleur humanitaire de grande valeur

Halabi a rapidement gravi les échelons, et en 2014, il a été promu à la tête du bureau de Gaza. Lorsqu’il y avait des combats à Gaza, il était connu pour se rendre au domicile de ses collaborateurs pour voir comment ils allaient, malgré les risques potentiels. Sa silhouette replète et son visage rond et joyeux étaient très appréciés. “Quand on se rendait ensemble à l’une de nos opérations, on voyait les enfants qui le connaissaient accourir vers lui. Le personnel s’illuminait lorsqu’il entrait dans une pièce”, raconte Lenneberg.

Simon Manning, qui a rejoint World Vision en 2014, a déclaré que Halabi pouvait également être têtu sur le plan professionnel. Ils travaillaient étroitement sur des projets, et s’affrontaient, notamment en ce qui concernait les “projets pour les enfants” traumatisés par la guerre. “C’est amusant avec le recul, mais, moi, je voulais simplement donner de l’eau aux enfants, et, lui, voulait absolument leur donner du jus de fruit”, a confié Manning. “Nous avons passé plus d’un an à nous disputer à ce sujet”.

Une autre fois, à la fin de la guerre de 2014, Manning voulait fournir de l’argent liquide aux familles déplacées plutôt que des trousses de toilette et de la nourriture, mais Halabin n’était pas d’accord car il craignait que l’argent ne soit volé. “C’est quelqu’un de têtu – avec le positif et le négatif qui cela comporte”, a déclaré Manning.

Megan McGrath, une ancienne chargée de projet de World Vision, pense qu’Halabi l’a sauvée d’une tentative d’enlèvement. Ils se sont rencontrés dans la région égyptienne du Sinaï en 2012, où le personnel se réunissait pour des réunions. Pendant un jour de congé, un petit groupe a décidé de faire du quad dans le désert, accompagné de deux hommes du coin. Selon McGrath, la seule personne non-arabophone du voyage, Halabi s’est battu avec les deux guides après les avoir entendus parler de leur projet de l’enlever pour obtenir une rançon.

L’un des kidnappeurs potentiels avait un couteau. “Il a risqué sa vie pour quelqu’un qu’il avait rencontré la veille”, a déclaré Megan McGrath.

Après cet incident, McGrath et Halabi sont restés amis. Lors d’un de ses voyages à Gaza, vers 2013, ils ont dîné ensemble et la conversation a tourné autour de la politique. “Il m’a expliqué qu’un certain nombre de membres de sa famille avaient été arrêtés et qu’il pensait que le Hamas était responsable”, a déclaré McGrath. “Il pleurait. Il détestait vraiment les dirigeants [du Hamas]”.

Mohammad al-Halabi parlant avec des enfants – Gaza, 2014 – Photo : via World Vision

Lenneberg, qui a travaillé en Afghanistan pendant la montée des talibans dans les années 90, ainsi qu’au Pakistan, en Asie du Sud-Est et ailleurs, au cours d’une carrière de trois décennies, a déclaré qu’elle n’avait aucune raison de se méfier d’Halabi. “Je suis une travailleuse humanitaire expérimentée. Il n’est pas difficile de distinguer les membres du personnel qui sont vraiment motivé – leurs relations avec leurs collègues et les communautés sont très différentes. Et on repère vite ceux qui ont peur, qui sont déconnectés ou qui sont là par intérêt personnel. Ce n’était pas du tout le cas de Mohammed”, dit-elle.

Audits à répétition

En mars 2017, Halabi était en prison depuis neuf mois. Les médias avaient depuis longtemps cessé de parler de lui, les premiers mois chaotiques de Donald Trump au pouvoir captant l’attention mondiale. Ce mois-là, le gouvernement australien a terminé un audit de son financement de World Vision à Gaza – il leur avait donné 8,1 millions de dollars pour des projets à Gaza entre 2014 et 2016, soit plus de 25 % de l’ensemble du budget de World Vision à Gaza, selon l’organisation caritative.

Le gouvernement australien a conclu qu’il n’y avait aucune preuve que des fonds avaient été détournés. Quatre mois plus tard, l’audit que World Vision avait commandé à DLA Piper et à des auditeurs de Deloitte s’est également terminé. Ses conclusions n’ont pas encore été rendues publiques.

Les deux sociétés d’audit ont mené une enquête d’un an. Entre 20 et 30 personnes ont travaillé à temps plein pour examiner les opérations de World Vision pendant les cinq années précédant l’arrestation de Halabi. “Nous avons mené un certain nombre d’autres enquêtes, tant sur des entreprises que sur des ONG, où nous avons trouvé des preuves de malversations”, m’a dit Brett Ingerman, associé directeur chez DLA Piper. “Nous savons ce que nous cherchons, nous savons comment les personnes qui tentent de détourner des fonds opèrent généralement.”

Les enquêteurs se sont heurtés à des obstacles : ils n’ont pas eu de doit de rencontrer Halabi en prison, et le gouvernement israélien a refusé de leur fournir les documents ou preuves qu’il possédait.

Le Hamas aussi s’est mis en travers de leur chemin. En 2016, le personnel des sociétés d’audit a voulu aller dans les bureaux de World Vision à Gaza récupérer des documents, mais les autorités du Hamas, qui avaient eu vent de leur projet, ont mis les scellés sur le bureau, ce qui a soulevé des soupçons. Ingerman a déclaré que, néanmoins, ils avaient “une documentation plus que suffisante” pour mener à bien leur enquête.

L’équipe a mené plus de 70 entretiens, notamment avec des employés anciens et actuels de World Vision, et a examiné 280 000 courriels. Deloitte a examiné chaque paiement effectué par l’organisation sur une période de cinq ans.

World Vision a payé pour l’enquête, mais Ingerman a insisté sur le fait qu’il n’y avait aucune interférence. “World Vision nous a donné carte blanche pour mener notre enquête et suivre les preuves là où elles nous mènent”, a-t-il déclaré.

Les enquêteurs n’ont trouvé aucun signe de fonds manquants, ni aucune preuve qu’Halabi travaillait pour le Hamas – en fait, ils ont signalé qu’au contraire il cherchait constamment à mettre de la distance entre l’ONG et le Hamas. Le plus proche de l’irrégularité qu’ils ont trouvé est le fait qu’Halabi a légèrement outrepassé son autorité à quelques reprises – en signant une facture de quelques centaines de dollars de plus que la limite imposée de 15 000 dollars, par exemple. Mais ils n’ont rien trouvé qui puisse justifier l’une ou l’autre des revendications israéliennes. Et surtout, ils ont conclu que les systèmes de contrôle et d’évaluation de World Vision étaient solides.

“Je fais des enquêtes sur les ONG dans des régions difficiles du monde… et je n’ai rien vu de ici qui sorte de l’ordinaire en matière de sécurité et de contrôle”, a déclaré M. Ingerman.

L’audit donne également une idée de l’origine des soupçons initiaux des Israéliens à l’égard de Halabi. Un ancien employé de World Vision avait quitté l’organisation dans des circonstances délicates et il croyait Halabi responsable de ses difficultés avec l’ONG. Kaamil, dont le nom a été modifié pour ne pas causer de problèmes à sa famille restée à Gaza, a travaillé pour World Vision dans la bande jusqu’en 2015.

Fin mai de cette année-là, il a été détenu par le Hamas, qui l’a interrogé sur son statut professionnel. Il était convaincu qu’Halabi, avec qui il s’était affronté professionnellement à de nombreuses reprises, était responsable de son arrestation, et qu’Halabi essayait de le forcer à quitter World Vision. Début juin, Kaamil a envoyé un courriel contenant une série d’allégations contre Halabi au directeur des ressources humaines de l’ONG à Jérusalem.

Dans cet e-mail, dont le Guardian a vu une copie, Kaamil accuse Halabi de corruption à des fins personnelles et affirme qu’il a des liens avec le Hamas. “Le fait qu’il n’y ait pas de preuves ne signifie pas qu’une chose ne se soit pas produite, cela signifie que la personne impliquée dans la corruption est intelligente”, écrit-il dans l’email.

Kaamil a quitté World Vision et a quitté Gaza en 2016, quelques mois avant l’arrestation de Halabi. Par courriel, Kaamil m’a déclaré qu’il avait envoyé ses allégations uniquement aux ressources humaines, et a insisté sur le fait qu’il n’a jamais communiqué avec les Israéliens sous quelque forme que ce soit. Il a ajouté que ses désaccords avec Halabi “ont pris fin avec ma démission, et dès qu’il a été arrêté par l’occupation (israélienne). Halibi est maintenant dans une position telle qu’il mérite tout notre soutien”.

World Vision reconnaît aujourd’hui que les allégations de Kaamil n’ont peut-être pas été traitées avec le sérieux qu’elles méritaient, bien que Lenneberg ait déclaré avoir enquêté sur ces allégations, après le départ de Kaamil de l’ONG, en faisant la tournée des actions humanitaires à Gaza et en rencontrant des organisations partenaires. Elle n’a trouvé aucune preuve d’actes répréhensibles et a déclaré que Kaamil n’avait fourni aucun document financier pour étayer ses affirmations.

“Si vous dites qu’il prend de l’argent, montrez-moi où, montrez-moi combien”, a déclaré Lenneberg. “Il n’a pas pu me donner l’ombre d’une preuve”.

DLA Piper et Deloitte ont commencé leur audit par l’examen des allégations de Kaamil. Selon Ingerman, ils n’ont trouvé aucune preuve à l’appui de ces allégations.

Les conclusions de l’audit ont été envoyées à la direction de World Vision en juillet 2017. Ils les ont partagées avec les principaux donateurs internationaux, ainsi qu’avec l’équipe juridique d’Halabi. Il a également été proposé aux autorités israéliennes de les consulter, ce qu’elles ont refusé, selon World Vision. Au cours des mois suivants, des donateurs, dont l’Australie et l’Allemagne, ont discrètement rétabli leur financement, sur la base des conclusions du rapport. World Vision attendait que le tribunal israélien abandonne les charges contre Halabi.

Une justice qui n’en a que le nom

Les acquittements de Palestiniens dans les tribunaux israéliens sont rares, de sorte que pour l’accusé, aller au procès représente un risque sérieux de peine de prison. De nombreux accusés concluent des accords de plaidoyer dans lesquels ils acceptent une partie ou la totalité des charges en échange d’une réduction de peine.

Les partisans du système de plaidoyer affirment qu’il permet un traitement plus rapide des affaires, tandis que les critiques disent qu’il pousse les Palestiniens à avouer des crimes qu’ils n’ont pas commis.

“Dans certains cas, [les accusés] comprennent que les chances d’être déclarés non coupables sont très minces, tout autant que les chances d’avoir un procès équitable”, m’a dit Michael Lynk, rapporteur spécial des Nations unies pour les territoires palestiniens. “Par conséquent, pour raccourcir le temps d’emprisonnement et avoir une relative certitude quant au moment où ils sortiront, ils acceptent un accord sur le plaidoyer, même s’ils ne sont pas coupables.”

Michael Sfard, un éminent avocat israélien qui a défendu de nombreux Palestiniens, a déclaré que le système juridique israélien est organisé autour de ces accords. “Si les accusés palestiniens décidaient de ne plus faire d’accords sur le plaidoyer, le système s’effondrerait tout de suite”, a-t-il déclaré.

De nombreux accords de plaidoyer fonctionnent comme celui de Waheed al-Borsh, un ancien employé de l’ONU. Une semaine après l’inculpation d’Halabi, début août 2016, Israël a accusé Borsh de travailler pour le Hamas. Borsh, qui travaillait au Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), a été accusé d’avoir déplacé 300 tonnes de gravats – des ruines causées par les bombardements israéliens pendant la guerre de 2014 – vers un site spécifique près du littoral de Gaza, sachant que le Hamas les pousserait ensuite dans la mer pour construire une jetée militaire.

J’ai visité le site en 2016 et j’ai trouvé une jetée d’apparence neuve, d’une largeur de peut-être 10 pieds et s’étendant sur 50 mètres dans la mer, avec des combattants armés du Hamas gardant l’entrée. Les responsables du PNUD ont reconnu en privé que des gravats déversés par l’un de ses projets ont pu être utilisés pour la construction, mais ont nié toute collusion avec le Hamas. Borsh a déclaré que le choix de l’endroit où les gravats ont été déversés ne relevait pas de sa décision.

Borsh a choisi comme avocate Lea Tsemel, une Israélienne juive qui a représenté des centaines de Palestiniens pendant quatre décennies. Farouche militante des droits des Palestiniens, elle est haîe de la droite israélienne. En 2019, un documentaire sur son travail, Advocate, a été primé dans de multiples festivals internationaux. Tsemel est une réaliste. Elle s’est mise au travail pour obtenir un accord pour Borsh.

En janvier 2017, les charges les plus graves contre son client ont été abandonnées. En échange, il a admis avoir “rendu des services à une organisation illégale sans intention”. Il a été condamné à sept mois de prison, mais a été libéré immédiatement après avoir purgé sa peine.

Il s’agissait d’un typique accord sur le plaidoyer, dans lequel tout le monde a obtenu quelque chose. Les Israéliens peuvent dire qu’un employé des Nations unies at été condamné pour avoir aidé le Hamas. Borsh a pu retourner auprès de sa famille à Gaza – bien que sa condamnation lui interdise de retravailler pour l’ONU.

“Ils ont confirmé que [je n’avais rien fait d’intentionnel] mais cela a pris beaucoup de temps”, m’a dit Borsh lors d’un bref appel téléphonique depuis son domicile à Gaza. Il n’a pas voulu discuter de l’affaire plus en détail. “Ce qui m’est arrivé me suffit”.

Après son arrestation en 2016, Halabi a également désigné Tsemel comme son avocat. Je suis allée lui rendre visite peu après, mais elle m’a dit qu’elle ne pouvait pas vraiment discuter de l’affaire à cause des restrictions légales. Porter l’affaire devant le tribunal lui paraissait risqué – les peines sont plus lourdes si on pense que vous avez fait perdre son temps au tribunal – et elle a donc discrètement encouragé Halabi à accepter un accord si on lui en proposait un. Un juge israélien lui a également dit au tribunal en mars 2017 qu’il avait “peu de chances” d’éviter une condamnation.

Un homme d’une grande détermination

“Vous avez lu les chiffres et les statistiques [des condamnations palestiniennes]”, a dit le juge Nasser Abu Taha à Halabi au tribunal, selon un rapport d’ABC Australie.

Mais Halabi a refusé. De multiples sources proches de World Vision et de Halabi ont déclaré que les tensions entre lui et Tsemel se sont accrues au cours de sa première année d’emprisonnement. Tsemel a fait valoir qu’il avait peu de chances d’obtenir un procès équitable et qu’il devait passer un accord. Halabi a déclaré qu’il était prêt à payer n’importe quel prix plutôt que d’admettre quelque chose qu’il n’avait pas fait.

Finalement, à l’été 2017, Halabi a remplacé Tsemel par Maher Hanna, un Arabe israélien de Nazareth. Tsemel a affirmé qu’ils n’étaient pas fâchés l’un contre l’autre et qu’il s’agissait juste d’une différence d’opinion.

“Il m’a demandé de ne plus m’occuper de son affaire parce qu’il pensait pouvoir s’en sortir (sans accord sur le plaidoyer). J’ai dit d’accord, vas-y. Il avait tellement confiance en lui qu’il a opté pour cette (approche). J’apprécie beaucoup qu’une personne se sente capable de mener cette guerre contre le pouvoir très fort et très lourd des services de sécurité et de la police. Tout cela dépend de la confiance qu’on a dans l’honnêteté des tribunaux et des services de sécurité”, a-t-elle déclaré.

Hanna a déclaré que le mandat que lui avait donné Halabi était simple : se battre jusqu’au bout. “[L’accusation] a essayé de négocier sur le temps [la durée de la peine], mais ce n’est pas pertinent – le problème c’est l’acte d’accusation”, m’a dit Hanna en 2018. “Mohammed est très clair à ce sujet. Il n’est pas prêt à accepter une accusation qu’elle qu’elle soit qui le relie au terrorisme. Il prend le risque d’être, à Dieu ne plaise, condamné pour une période beaucoup plus longue.”

Le procès de Halabi a eu lieu au tribunal de district de Beersheva. Au cœur du désert du Néguev, Beersheva, une ville d’environ 200 000 habitants, est prise dans une tempête de sable perpétuelle. En été, les températures atteignent 45°C. Lors de la première séance publique du 12 janvier 2017, les cameramen se sont bousculés pour photographier Halabi. Il était escorté par deux gardes.

Un journaliste lui a demandé en arabe s’il avait un message pour sa famille. “Je veux qu’ils sachent que je vais bien et que je suis innocent de toutes ces accusations. Notre travail était purement humanitaire”, a-t-il dit, en regardant le journaliste droit dans les yeux.

Trois juges étaient assis, debout, devant un drapeau israélien, le juge en chef Natan Zlotchover flanqué de Yael Raz-Levi et Shlomo Friedlander. Les jours où des preuves sensibles devaient être discutées, un officier du Shin Bet s’asseyait dans le coin arrière de la pièce pour garder les boîtes remplies de preuves. De temps en temps, on lui demandait d’apporter un document pour le montrer à la défense, mais elle n’était jamais autorisée à en faire une copie. Au fond de la salle étaient parfois assis quelques observateurs autorisés, dont certains de l’ONU.

World Vision a envoyé des représentants à chaque session ouverte au public, bien que la quasi-totalité des audiences liées aux preuves de l’accusation se soient déroulées à huis clos, selon l’ONU.

Par moments, le procès a semblé se dérouler au ralenti. En moyenne, une ou deux sessions ont eu lieu par mois, mais il n’était pas rare que deux mois s’écoulent sans aucune session. Parfois, ces interruptions étaient dues à l’appel de la défense ou de l’accusation sur une question particulière, parfois les trois juges ne parvenaient pas à trouver une heure qui convienne à tous leurs emplois du temps. L’équipe d’avocats d’Halabi demandait généralement que les séances sensibles soient ouvertes, tandis que l’accusation et les services de sécurité exigeaient qu’elles se déroulent à huis clos. L’État gagnait généralement.

La plupart des témoignages d’Halabi, dont neuf jours de contre-interrogatoire entre juin et novembre 2018, ont été entendus à huis clos. Aucune transcription n’a été publiée. C’est inhabituel, mais pas inédit, dans les tribunaux israéliens, dans les affaires liées à des questions de sécurité. Israël fait valoir que d’autres nations, dont le Royaume-Uni, ont des lois similaires dans les affaires liées au terrorisme.

Peu avant le début de chaque journée de procédure, Halabi entrait, flanqué de deux agents pénitentiaires, les chaînes à ses pieds s’entrechoquant tandis qu’il se traînait jusqu’à un siège derrière une barrière en plexiglas. Il restait assis pendant des heures, concentré sur les discussions, même si elles se déroulaient en hébreu, la traduction en arabe étant souvent de mauvaise qualité. Il faisait signe à tout membre du personnel de World Vision qui venait lui offrir son soutien.

Une fois en 2018, alors que j’étais au tribunal, il a pu parler brièvement au personnel de World Vision avant la séance et il leur a dit : ” Je dois être patient. ” Il leur a confié qu’il occupait son temps en prison à enseigner l’anglais aux autres prisonniers et à essayer de déradicaliser les détenus qui sympathisaient avec l’État islamique. “Sur les quatre, j’en ai convaincu trois”, a-t-il ajouté.

L’affaire a traîné en longueur. À différents moments, le juge en chef Zlotchover a accusé la défense et l’accusation de travail bâclé. Le juge Raz-Levi était souvent assis la tête dans les mains, avec l’air de s’ennuyer. L’un des traducteurs hébreu-arabe désignés par le tribunal était si mauvais qu’un témoin palestinien de la défense interrogé a eu du mal à comprendre la procédure.

Si Halabi est en mesure de refuser un accord, ce n’est pas seulement par conviction morale, mais aussi parce qu’il dispose du soutien financier nécessaire, sa lourde facture juridique étant couverte par World Vision. Très peu de Palestiniens pourraient se permettre une telle détermination de principe.

Mais le bilan personnel est lourd. Les cinq enfants d’Halabi ont vécu la plupart de leur vie sans leur père. Son plus jeune fils, Faris, un bébé en 2016, le connaît à peine. Hamed, le frère d’Halabi, a déclaré que les enfants avaient souffert. “Le ramadan est la période la plus difficile – c’est le moment où la famille devrait être ensemble. Ils ont passé six ramadans sans leur père.”

Des “aveux” inexistants

Au centre de l’affaire contre Halabi se trouve sa confession présumée. En août 2016, lorsque le Shin Bet a annoncé qu’il avait avoué, il a donné peu de détails, et la vérité reste insaisissable. Pendant plusieurs semaines après son arrestation, Halabi a été empêché de voir un avocat. Pendant cette période, il a été interrogé par des officiers israéliens. Selon son équipe juridique, il n’a rien avoué, il a nié chaque accusation.

Il a été placé dans une cellule avec d’autres prisonniers palestiniens, dont l’un se faisait appeler Abu Ibrahim. Cet homme a dit qu’il était du Hamas, mais Halabi a dit à ses avocats qu’Abu Ibrahim était l’un des nombreux espions qu’Israël a dans tout le système carcéral, surnommés asafeer, ou “moineaux” en arabe.

Abu Ibrahim a affirmé aux autorités israéliennes qu’Halabi s’était confessé à lui. Beaucoup de choses reposent sur le récit de cet homme, mais son témoignage a été entendu à huis clos.

L’État prétend que la confession d’Halabi à Abu Ibrahim est une preuve irréfutable. Halabi s’est vanté du rôle qu’il avait joué à un homme qu’il pensait être un allié du Hamas, ont-ils dit. Si les sommes d’argent qu’Israël a accusé Halabi d’avoir volé étaient exagérées, c’est parce que lui-même les avait exagérées. Selon eux, les chiffres n’ont pas d’importance, ce qui compte c’était la confession. “C’est comme lorsque vous attrapez un tueur en série, la question de savoir s’il a tué 50 personnes ou 25 n’est pas vraiment pertinente, n’est-ce pas ?” a déclaré le porte-parole du ministère israélien des Affaires étrangères, Emmanuel Nahshon, à ABC News Australia, en 2016.

Une source proche de l’accusation a insisté sur le fait que la confession n’était pas le seul atout de leur dossier, et que des preuves matérielles claires ont été présentées au tribunal lors de sessions à huis clos. La source a également déclaré que l’accusation n’a rien fait en juin 2018. Le ministère israélien de la justice a déclaré dans un communiqué que “l’accusation a accepté les demandes continues de prolongation de M. Halabi … ce qui a entraîné la prolongation de la procédure”. Hanna a dit que ce n’était pas exact.

Halabi soutient qu’il a été tabassé par les interrogateurs israéliens avant d’être placé dans une cellule avec Abu Ibrahim, où il est resté pendant plus d’une semaine. La seule fois où j’ai pu lui parler brièvement au tribunal, Halabi a dit qu’il avait des problèmes d’audition à cause des coups de poing reçus à la tête. Les services de sécurité israéliens nient avoir commis des actes répréhensibles. L’organisme des Nations unies chargé des droits de l’homme, qui a envoyé un avocat à la plupart des séances publiques du tribunal, a déclaré que son traitement lors de l’interrogatoire “pouvait s’apparenter à de la torture”.

Son avocat, Hanna, a déclaré que Halabi lui avait dit qu’après des jours passés enfermé dans une cellule avec Abu Ibrahim, il ne pouvait plus tenir et qu’il avait dit tout ce que l’agent voulait qu’il dise. Hanna a dit que Halabi croyait que les aveux étaient si fous, et les détails si clairement incroyables, que l’affaire s’effondrerait au tribunal. “Il dit qu’il savait qu’Abu Ibrahim était un collaborateur”, a ajouté Hanna. “Dès que l’enquêteur [de police] est entré dans la cellule, il lui a dit : ‘Tout ce que j’ai dit, j’ai été [forcé] de le dire par Abu Ibrahim. Tout est faux, vous pouvez le vérifier.’”

Hanna a fait valoir que les aveux avaient été faits sous la contrainte et qu’ils ne pouvaient donc pas être utilisés au tribunal. Après six mois de va-et-vient, en juin 2020, le tribunal de district a donné raison à l’État : les aveux étaient recevables. Avec cela, les espoirs de liberté d’Halabi ont diminué.

En novembre 2020, après que le procès traînait depuis quatre ans et demi, Michael Lynk et ses collègues – rapporteurs spéciaux des Nations unies sur la torture, les assassinats ciblés et l’indépendance de la justice – ont publié une déclaration dénonçant le procès. “Ce qui arrive à [Halabi] n’a rien à voir avec les normes de procès que nous attendons des démocraties”, ont-ils déclaré. “Il est particulièrement inquiétant que l’accusation s’appuie sur des aveux apparemment obtenus par la force et sur le témoignage d’informateurs infiltrés, alors que le détenu n’avait pas accès à un avocat.”

Le ministère israélien de la Justice a déclaré que tout au long de son procès, Halabi a bénéficié “de tous les droits légaux, y compris le droit à un procès équitable, à une représentation et à un recours devant la Cour suprême”.

En juillet 2021, la défense et l’accusation ont résumé leurs arguments. Les séances étaient totalement fermées au public. Les juges devraient prendre au moins trois mois pour délibérer.

Mohammed El Halabi a fait un énorme pari – celui de gagner un procès dans une langue qu’il ne parle pas, dans un pays où beaucoup le considèrent comme un ennemi. “Si les faits ont une quelconque valeur, il sera acquitté”, a déclaré Hanna. “Mais si les faits n’ont pas d’importance, c’en sera fini de lui. Nous devons croire que les faits comptent.”

Note

[1] Les intertitres sont de la rédaction de Chronique de Palestine

[2] La comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC), couramment appelée “plaider-coupable”, désigne un mode de traitement de certaines infractions qui consiste, au terme d’une procédure allégée, à proposer au prévenu une peine inférieure à celle encourue, en échange de la reconnaissance de sa culpabilité.

Auteur : Joe Dyke

Joe Dyke est écrivain et un investigateur basé à Londres, et enquêteur principal pour l’organisation de surveillance des victimes civiles Airwars.

19 août 2021 – The Guardian – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet

Source : Chronique de Palestine
https://www.chroniquepalestine.com/…