Par Naram Sarjoun

« Si l’on veut absolument que le Liban constitue une entité, il faut au moins que cette entité soit commune à tous les Libanais et qu’elle ne soit pas accaparée par une secte dominante qui réduit le Liban à elle-même. Nous exigeons la fin des privilèges d’une seule secte confessionnelle et nous dénonçons l’arrogance du parti fasciste qui s’est proclamé son représentant ». [Antoine Saadé ; 1904-1949].

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Le processus d’extinction ayant affecté 90% des créatures qui ont vécu sur Terre, il se dit que l’histoire de la vie ici-bas revient à une histoire de la mort. Je crains que ce sort ne finisse par s’appliquer au christianisme levantin dont l’existence est sérieusement menacée. Il semble que le coup de grâce viendra de mains chrétiennes, à moins qu’une autre main tout aussi chrétienne ne vienne le sauver…

J’écris ces mots la main tremblante et le cœur serré devant cet Orient qui a beaucoup changé. Le projet sioniste a réussi à déraciner la chrétienté profondément ancrée dans tous les Pays du Levant et les juifs sont devenus plus nombreux que les chrétiens en moins de cinquante ans.

Je regarde autour de moi et je ne vois qu’une saignée démographique des chrétiens levantins. Une saignée qui n’est ni fortuite ni innocente. C’est comme si quelqu’un voulait dire que l’Orient est strictement musulman et que l’Occident est exclusivement chrétien ; que le conflit entre l’Orient et l’Occident est un conflit entre la Chrétienté et l’Islam ; qu’Israël est destiné à représenter les reliquats de la Chrétienté à travers l’Ancien Testament et que la relation de l’Orient avec le christianisme sera limitée à l’État juif.

Au vingtième siècle déjà, le plus grand perdant suite à l’intrusion du colonialisme occidental dans notre région fut le christianisme levantin : Antioche et son église furent cédées à la Turquie et leurs chrétiens devinrent une minorité faible et isolée au sein de l’océan islamique turc. Une minorité qui n’a cessé de rétrécir jusqu’à ce que la chrétienté d’Antioche tende à disparaître ; conséquence prévisible de sa séparation forcée du grand corps naturellement chrétien des Pays du Levant.

Par la suite, deux projets ont coûté cher au reste de la chrétienté du Levant, l’un anglo-saxon dans le cadre des accords de Sykes-Picot, l’autre français dans le cadre de la francophonie.

Le projet anglo-saxon a créé le projet sioniste qui a englouti la Palestine et éradiqué ses chrétiens, lesquels ne comptent plus que 1 à 2 % des chrétiens de la Palestine historique où le Saint-Sépulcre est devenu une attraction touristique supervisée par Israël.

Le projet francophone a créé le « Grand Liban » en tant qu’État chrétien à majorité chrétienne. Ce qui a fini par séparer les chrétiens du Liban des chrétiens de Syrie, de Palestine, d’Irak et de Jordanie et mené à leur rattachement au christianisme européen, car la nouvelle entité qualifiée de « Liban chrétien » aurait commencé à se sentir menacée par son environnement musulman sans autre moyen de se préserver que de se mettre sous protection européenne. D’où des relations tendues avec son environnement arabe et musulman à l’origine de guerres civiles dans lesquelles les chrétiens libanais se sont engouffrés à chaque fois. Des guerres absurdes qui ont poussé nombre d’entre eux à émigrer et à transformer ledit Liban chrétien en protectorat européen constamment déstabilisé par l’étranger et méfiant à l’égard de son environnement.

Puis, lorsque l’Occident a envahi l’Irak avant de lancer le projet du prétendu printemps arabe en Syrie, pour ensuite parrainer le développement de Daech et du Front al-Nosra tout en qualifiant les organisations terroristes nommées Jaych al-Islam, Jaych al-Joulani, Harakat Ahrar al-Cham, Brigade du Sultan Mourad, etc. de « combattants libres se battant pour la liberté », il était parfaitement conscient que le christianisme levantin en paierait le prix.

L’Occident a indubitablement fermé les yeux sur les violences ayant poussé les chrétiens levantins à émigrer loin de leur terre, comme cela s’est passé pour les juifs irakiens lorsque les sionistes faisaient sauter leurs synagogues et leurs quartiers afin de les forcer à fuir vers la Palestine occupée.

Or aujourd’hui, les chrétiens ont quasiment disparu de la vallée de Ninive en Irak et de la région d’Al-Jazira au nord-est de la Syrie ; des terres habitées par les chrétiens depuis deux mille ans !

Des personnalités chrétiennes syriennes éminemment respectées nous ont confirmé cette hémorragie et ont affirmé que certaines organisations ont secrètement travaillé à faciliter l’émigration des chrétiens de Syrie sous prétexte de les protéger, comme si leur protection consistait à les déraciner et à les répandre en Europe ou ailleurs, au lieu de les aider à rester sur leur terre.

En Irak, l’Occident a détruit l’armée irakienne qui protégeait aussi bien les musulmans que les chrétiens, mais des violences plus discrètes ont ciblé les chrétiens, là aussi pour les forcer à fuir.

En Syrie, c’est en soutenant la soi-disant révolution syrienne que l’Occident a réussi à écarter l’armée et les autorités syriennes du nord de la Syrie et des villages chrétiens.

De plus, l’Occident a bien observé la progression de Daech et du Front al-Nosra vers le Liban depuis la frontière syrienne, mais il a fait tout son possible pour empêcher l’armée nationale syrienne et le Hezbollah libanais d’affronter cette vague terroriste islamiste, alors que nul n’ignorait qu’elle exercerait les mêmes exactions et les mêmes fatwas qu’en Irak et en Syrie pour pousser les chrétiens libanais à l’exil.

Qui peut croire que l’Occident était naïf au point de penser que les islamistes, qu’il soutenait, laisseraient les chrétiens vivre en sécurité ?

Il est incontestable que la vague islamiste a grandement contribué à la baisse de la population chrétienne désormais arrachée de la carte démographique des Pays du Levant. Reste celle des chrétiens levantins encore sur scène et dont une partie est poussée vers un nouvel holocauste, cette fois-ci par un chrétien fou et extrémiste.

Il s’agit du chef des « Forces Libanaises », Samir Geagea, lequel se vante de pouvoir disposer de milliers de combattants aguerris prêts à défendre la chrétienté et Beyrouth-Est, alors qu’il avait consacré ses efforts à la défense des terroristes du Front al-Nosra et que sa milice armée n’a même pas bougé le petit doigt pour la protection d’un seul chrétien devant l’avancée de Daech et du Front al-Nosra en territoire libanais.

Ce qui peut paraître étrange est que cet homme sait que quelle que soit la bataille engagée contre n’importe quelle partie libanaise, elle aboutira à une défaite écrasante de son camp. Il sait aussi qu’en dépit de leurs larmes de crocodile les pays occidentaux n’interviendront pas pour le protéger vu qu’il n’est pas plus précieux que les chrétiens de Palestine, d’Irak ou de Syrie. Des chrétiens que les Occidentaux ont vus de leurs propres yeux se disperser, se rétrécir et s’éteindre.

Cet homme veut une seule chose : attirer le Hezbollah dans une bataille même s’il devait la perdre, [le Hezbollah étant le parti de la Résistance qui dérange les projets d’Israël, du Bloc occidental et des Pays du Golfe, notamment l’Arabie saoudite dont le champion libanais est désormais Samir Geagea ; [Ndt]].

Peu importe le résultat de la bataille car si Geagea est perdant, la solidarité naturelle fera que les chrétiens, dont une partie des partisans du mouvement opposé fidèle au président libanais Michel Aoun, prendront son parti ; ce qui divisera davantage les chrétiens libanais et déclenchera un conflit entre eux. S’il est victorieux, il attirera également d’autres chrétiens dont des éléments du camp aouniste, car la victoire attire ceux qui cherchent à profiter d’une nouvelle gloire, comme cela s’est produit avec les islamistes lorsqu’ils gagnaient des batailles au début du printemps arabe et de la guerre sur la Syrie.

Finalement, l’important est que les chrétiens du Liban sont poussés vers une guerre entre chrétiens et chrétiens, ou entre chrétiens et musulmans, ou encore entre chrétiens et chiites. Quelle qu’en soit l’issue, elle sera désastreuse car ils se retrouveront au milieu d’une longue guerre civile qui épuisera leurs ressources et leur jeunesse. En effet, la guerre n’aura de pitié pour personne et les portes de l’immigration seront encore plus largement ouvertes et accueillantes devant la jeunesse chrétienne. Une migration massive qui sera le coup de grâce pour la présence chrétienne au Liban.

Il se peut que les chrétiens du Levant, et en particulier certains Libanais, ne réalisent pas dans quel piège et dans quelle embuscade ils sont entraînés par l’inconséquence de Samir Geagea. Ce dernier pousse les chrétiens du Liban, contre leur gré, vers une confrontation avec le Hezbollah et l’axe de la Résistance, alors qu’ils ont défié les États-Unis et tout l’Occident et qu’il serait extrêmement naïf de sa part de croire qu’Israël entrerait en guerre pour le soutenir. Certes, l’ambition ultime d’Israël est de réussir à rompre l’alliance entre le président Michel Aoun et le Hezbollah, Geagea ne pourrait que servir à lui éviter de verser son sang pour arriver à ses fins.

Il n’empêche que si une telle guerre éclatait et que la présence chrétienne au Liban prenait fin, le message envoyé aux chrétiens encore présents au Levant sera qu’ils ne sont plus chez eux et qu’ils doivent s’en aller. Faute de quoi, ils seront contraints de conclure des alliances qu’ils ne souhaitent pas et au sein desquelles ils seront une très faible minorité soumise aux caprices des politiques du moment.

Le Hezbollah libanais, parfaitement conscient de la dangerosité de la situation, s’est interdit de répliquer physiquement aux provocations de Samir Geagea [notamment, suite au massacre de Libanais chiites dans le quartier beyrouthin de Tayouneh le 14 octobre dernier ; [Ndt]]. C’est regrettable car cela pourrait l’encourager à aller plus loin encore.

Reste à espérer qu’une autre main chrétienne de la trempe du héros martyr Antoine Saadé rétablisse l’équation de l’unité de toutes les composantes du Liban…

Naram Sarjoun
20211017

Traduit de l’arabe par Mouna-Alno Nakhal

Source : https://serjoonn.com/2021/10/17

Source : Mouna Alno-Nakhal